Sylvestre Clancier a prononcé lors
de la remise du prix de l'Académie Mallarmé à Hélène Dorion, le 9 mars 2006
à Paris, au Centre Culturel Canadien, cette belle analyse de Ravir : les lieux, le recueil lauréat.
Il a bien voulu donner ce texte à Poezibao, ce dont je le remercie très chaleureusement.
Des mots pour ravir le monde
Ou le poète à l’œuvre
Quand on lit avec ravissement, ce qui est mon cas, le dernier recueil d’Hélène
Dorion, Ravir : Les Lieux, on est
amené à s’interroger sur les motivations du poète et donc sur le sens profond
de la démarche poétique d’Hélène Dorion qui, à travers son œuvre entière, n’a
eu cesse de rendre visible l’invisible et de combler la faille existentielle de
notre être au monde.
Le poète ravit-il, à travers ses mots, pour capter et sauvegarder l’essence
même d’un moment précieux en un lieu donné, instant qui, sans cette alchimie de
la poésie, serait à jamais perdu et pour lui-même et pour les autres ?
Autrement dit, est-ce sa façon à lui de réaliser en poète, en quasi démiurge
alchimiste, ce que Goethe exprimait à travers Faust lorsqu’il faisait formuler
par son personnage le vœu que l’instant de beauté, de bonheur et d’amour
sublime ne se dissipe jamais : « Verweile augenblick ! Du bist so schön ! » ?
Dans cette perspective, on peut se demander quelle est la part de l’égotisme et
celle du partage ? N’y a-t-il pas, dans cette démarche poétique, un postulat
implicite : celui qui voudrait que le lecteur et le poète communient, en
quelque sorte, en partageant la même émotion, qu’il s’agisse de ravir une
ombre, une ville, un miroir, une fenêtre ou un visage ? Hélène Dorion aurait
dans ce cas réussi à merveille ce vœu secret qui est le sien, faire de sa
poésie un acte de rapprochement.
Ainsi, de précédents recueils, depuis Les
Retouches de l’intime jusqu’à Portraits
de mers, en passant par Sans bord,
sans bout du monde et Les Murs de la
grotte peuvent se lire et se relire comme autant de jalons de cette
admirable quête du poète. On y décèle une forme de sublimation ou de
dépassement - au sens dialectique du terme allemand de Aufhebung – de la faille ou de la violence subie de « notre être au
monde » liées à la connaissance et au sentiment que nous avons de notre
finitude.
Et voici à nouveau que dans les somptueux et subtils poèmes de Ravir : les lieux, nous sommes saisis
par le balancement du poète entre une exaltation liée à un rapport de tension
au monde singulier et la quête d’une forme d’apaisement qui serait lié
précisément à l’atteinte d’une harmonie avec le monde. A sa façon, Hélène
Dorion nous donne ici une définition de l’amour qui est rapprochement. Elle
nous fait aussi ressentir à travers ses poèmes que c’est dans le caractère
sublime de l’éphémère que peut résider l’éternité.
Le regard tient une place essentielle dans Ravir
: les lieux. Les poèmes qui composent ce recueil relient, de ce point de
vue, de manière subtile, la poésie d’Hélène Dorion à celle de son grand aîné,
le poète Saint-Denys-Garneau, fondateur de la modernité de la poésie québécoise.
Hélène Dorion convie par ailleurs quelques grandes figures tutélaires, comme
celles de Rilke, de Pessoa ou de Virginia Woolf, ou encore celles de Rûmi, de
Marina Tsvetaïeva ou de Vermeer, tous alchimistes à leur manière d’un temps et
d’un espace à la fois suspendu et en perpétuel dépassement, à la fois éphémère
et éternel.
Le poète n’est-il pas, en effet, comme le romancier ou le peintre peuvent
l’être, un démiurge créateur qui recrée le monde à sa façon ? Oui, pour Hélène
Dorion, le poète est l’auteur de lui-même, il refait sa demeure chaque jour, il
refaçonne le temps et le monde et l’ombre jamais vue devient visible. L’argile
entre ses mains peu à peu se liquéfie, son visage se met à naître. On pense à
l’image du potier qui tient l’argile entre ses mains, image qu’utilise Platon
dans le Timée pour décrire le travail du démiurge qui a créé le monde.
De ce point de vue, le poète tel que l’envisage Hélène Dorion est celui qui
exalte et sublime tous les aspects de la création dont chaque artisan créateur
explore une facette.
Ainsi rend-elle hommage en poète à la démarche créatrice du Pianiste dont le
souffle « s’enfonce dans la tempête », du Menuisier qui « creuse la surface du
monde, entame la chair, fouille les poches du temps », de l’Horloger qui «
gratte la surface du temps », de l’Errant qui « sur la route voit la maison »,
du philosophe qui par delà le doute, se risque et parie, tel Pascal, lui qui «
n’aime que le pauvre, l’amour, le véritable », du puisatier qui fait surgir
l’eau des entrailles de la terre, de la harpiste dont le corps « embrasse les
notes » et « l’âme s’allonge et respire sur les portées, compte le temps ».
Le poète qui ravit les lieux, n’est-il pas comme ce Marcheur qui quête « le
lieu qui n’est aucun lieu mais qui les porte tous » ? Il nous semble que c’est
bien là l’œuvre à laquelle s’emploie Hélène Dorion, celle d’agrandir la vie et
de sauver le monde à partir de « la matière fossile » de son enfance. Il s’agit
à proprement parler d’un acte de « reconnaissance », comme celui d’un père qui
reconnaîtrait son enfant et qui ainsi agrandirait sa vie.
Oui, pour Hélène Dorion, il s’agit bien de pousser la porte du temps et du
monde et de repousser toutes les limites. Le poète est une sorte de Derviche,
un magicien qui « secoue les draps de l’âme », il se hisse à la
hauteur du Gardien des Lieux qui l’interpelle. Nous pressentons, comme Hélène
Dorion, à la fin du recueil, que le poète est ce Lieur qui sait qu’il peut
exister « un monde en mesure d’accomplir les vies innombrables
les occasions
la multitude
la diversité
le sens
l’effet
l’art
de la matière
- accouplées, unies, légères. »1
Le poète, en effet, comme l’indique Hélène Dorion, est celui ou celle qui sait
que le monde tient tout entier entre deux couvertures, se déploie, puis se
referme brutalement sur des chemins que jamais il n’empruntera sinon dans le
monde plein et insoumis de ses propres livres. Mais qu’à chaque livre donc sa
vie s’agrandira. De ce point de vue, il est manifeste que de livre en livre
Hélène Dorion, le poète, agrandit la vie et nous grandit, elle qui reconnaît
écrire chacun de ses livres à partir des failles qu’a révélées le précédent.
A sa manière, Ravir : les lieux,
n’est-il pas sous la forme d’une compression poétique, ce que Proust a réussi à
travers sa recherche qui va du temps perdu au temps retrouvé. On peut le lire à
travers les injonctions contenues dans le premier poème : « Cherche ce que tu
appelles, l’impossible mosaïque silencieuse du voyage […] Regarde seulement la
pièce où résonne ta vie » ou bien à travers celles contenues dans le cinquième
: « Écoute ce monde devenu monde, à force de résonner parmi les ans. »
Oui, pour Hélène Dorion, le poète est sans doute celui qui par excellence
raconte vraiment, comme elle le fait elle-même, ce qu’est la vie « tant qu’il
tient des mots entre les mains », comme le potier tient l’argile entre les
siennes, il est celui ou celle qui sauve l’enfant, sauve la maison de l’enfant.
©Sylvestre Clancier, Mars 2006
RAVIR :LES LIEUX , Prix Mallarmé
2005, paru aux éditions de La Différence, Paris, 2005
1. Ravir : les lieux,
éditions de La Différence, Paris, 2005, p.103
Rédigé par : rezki omar | vendredi 10 août 2007 à 16h05