La salle, une cave
aménagée où la librairie Compagnie organise des lectures, est comble (75
sièges) ce jeudi soir 23 mars 2006 pour accueillir Michel Butor. Il arrive, en bleu d'artisan marron glacé, 3 stylos dans les petites poches ad hoc,
chemise à carreau, pull noir qu'il enlèverait bien mais "Marie-Jo"
lui dit qu'il ne fait pas si chaud que ça. Une star, mais simple, jovial, qui
salue l'assemblée comme si tous étaient amis et connaissances.
80 ans cette année dit Mireille Calle-Gruber qui l'accompagne et introduit
cette présentation d'une folle entreprise que Poezibao a déjà
évoquée : la publication aux Éditions de la Différence des Œuvres complètes
de Michel Butor. 80 ans, un anniversaire et le coup d'envoi des festivités avec
la rencontre de ce soir, en attendant d'autres morceaux de choix, en
particulier une grande exposition à la Bibliothèque Nationale cet été et un
colloque à l'automne.
Une publication qui est un défi
D'entrée de jeu, l'universitaire Mireille Calle-Gruber, maître d'œuvre de la
dite édition complète, parle de défi et de gageure. Pour les Éditions de la
Différence en premier lieu dont il faut souligner l'audace et le cran ; mais
aussi à cause "du temps qui travaille les œuvres" et en raison du
caractère épars et multiple des publications, éditions classiques et éditions
d'art, myriades de livrets et d'objets-livres, abondance de l'écriture. Selon
les propres comptes de l'auteur, les deux premiers tomes des O.C. qui sortent
aujourd'hui et dans quinze jours sont les 1400 et 1401ème livres depuis le premier qu'il a fait paraître !
On est donc à la limite de l'envisageable quand on tente de rassembler l'œuvre
et en même temps une telle entreprise semble indispensable en ce sens aussi
qu'elle permettra d'en discerner les lignes de force. Une œuvre qui se pense
telle depuis très longtemps et au cœur de laquelle Michel Butor a ouvert toutes sortes de perspectives. Romans, essais, poèmes mènent des vies textuelles
parallèles mais avec de multiples obliques et des relations transversales.
Mireille Calle-Gruber décrit l'écrivain en "artisan constant" et
insiste sur trois mots clés : chantier / mobilité / travail.
Le premier tome regroupe les romans en 1280 pages. Le second devait être dédié
à l'intégralité des Répertoires mais il a fallu finalement le scinder en deux volumes, le premier de 1080
pages ne représentant que la moitié des dits Répertoires !
Mireille Calle-Gruber évoque aussi la composition des différents tomes. En un
vrai travail d'arrangement, au sens quasi musical, il s'agit de réinventer des
solutions. Certains textes comme les Génie du lieu par leur agencement très particulier posent des difficultés dans le cadre
un peu normalisé de l'édition intégrale.
Sont prévus à l'heure actuelle 11 volumes, 11, chiffre impair, mètre du poète,
de Dante….
"Je n'ai pas épuisé mes ressources"
Michel Butor prend ensuite la parole. Frappent sa vivacité, mains en mouvement perpétuel, expressives, accompagnant, soulignant le propos. Parole abondante. Il
est jovial, drôle, incroyablement présent et vivant.
Œuvres complètes : "elles ne le sont jamais, ne serait-ce que pour laisser
un peu de travail aux professeurs de littérature" ! Le projet initial
laissent déjà de côté un "pointillé considérable" : les entretiens.
"Je suis", dit-il "un auteur peu lu mais très entretenu. Il est
trop difficile de parler de mes livres, trop déroutants. La solution : me
demander d'en parler moi-même". Au passage, hommage à Henri Desoubeaux et
à son extraordinaire
dictionnaire Butor dont l'écrivain avoue se servir pour s'y retrouver dans
son œuvre ! Revenant sur l'idée des
œuvres complètes, Michel Butor précise "il n'y aura pas tout mais il y
aura beaucoup de choses".
Source des O.C., les livres publiés chez des éditeurs et les contributions dans des
revues et journaux. Mais aussi très tôt les livres d'artistes, livres rares,
publiés à peu ou très peu d'exemplaires, surtout quand il s'agit de livres
écrits et peints à la main. Michel Butor donne l'exemple du parcours d'un
texte : a. manuscrit avec un artiste ; b. repris dans un petit recueil ; c.
repris dans un livre plus important. Avec "révision à chaque étage".
Donc nombre de textes ont une histoire très compliquée. Il dit au passage, sachant
bien que cela surprend, sa difficulté à écrire "énorme travail, avec
beaucoup de superpositions".
Révision ou correction ?
Il aborde ensuite la question de la révision de ces textes souvent très
anciens. Bien entendu il relit tout et il corrige "à la surface du texte,
comme un correcteur d'épreuves". "Je ne peux corriger ce qu'écrivait
Michel Butor en 1954, c'est impossible. Il me faut respecter ce qu'il était. Je
respecte ses sottises. Heureusement je n'en ai pas trouvé trop" (et d'évoquer
au passage des "révisions" qu'il juge regrettables, celle de L'histoire
comique de Francion de Charles
Sorel, celle de Torquato Tasso et sa Jérusalem délivrée devenue reconquise ou même Breton reprenant Nadja). Donc il ne fait pas de corrections d'auteur, il
restaure simplement : "je suis avec des plumeaux et j'enlève la
poussière".
Il en vient aux problèmes de présentation du texte, expliquant qu'il a accordé
à celle-ci de plus en plus d'importance au fur et à mesure du développement de
son travail. Il faut aujourd'hui trouver des solutions qui éclairent le texte,
pour qu'il soit "mieux lisible" et pour "empêcher les obscurités
extérieures. Il y en a assez à l'intérieur du texte (c'est la réalité qui est
obscure !)"
Pour Boomerang par exemple, et ses
trois couleurs de textes, il émet l'idée que ce ne sera pas possible à
reproduire dans l'édition intégrale. Surprise alors de tous d'entendre Joaquim
Vital, de la Différence intervenir en disant : "si, si". Et joie de Michel Butor qui raconte ensuite
quelques anecdotes concernant cette relecture totale à laquelle il est
contraint. A propos de Passage de Milan, écrit en 1954 : "en même temps que le roman ancien, c'est le jeune
écrivain qui revient avec tous ses problèmes, toutes ses difficultés. C'est
vertigineux !". Son inquiétude aussi en relisant les essais. Celui-là par
exemple, un des tout premiers publiés en France sur Ezra Pound dans les années
cinquante alors que l'écrivain américain était très mal considéré en raison des
ses opinions. Michel Butor avait dû s'autocensurer et redoutait la relecture de
ce texte "je respecte celui que j'étais à ce moment-là. Il ne s'est pas
trop mal débrouillé"
Tout cela est un "tourbillon de mémoire". Passionnant et épuisant. Il
dit sortir de ces séances de relecture "hagard au point d'à peine
reconnaître Marie-Jo.
Suivent quelques questions des uns et des autres. Michel Butor en profite pour
parler de la sortie quasi simultanée de deux nouveaux livres, Octogénaire (aux
éditions des Vanneaux) et Seize Lustres
(chez Gallimard), un diptyque, avec 80 textes chacun. Il termine en revenant
sur la question des œuvres complètes. Raconte l'histoire de Char préparant
lui-même son édition dans la Pléiade, refaite dès qu'il fut mort ou encore Victor Hugo
demandant qu'on publie tout : "on n'y est toujours pas arrivé largement plus de cent
ans après sa mort. Conclusion "ça ne vaut pas la peine de la demander ou
de l'interdire"
Les éditeurs de la Différence, Joaquim Vital et Colette Lambrichs précisent que cette année 2006 seront publiés 3 à 4 tomes des Œuvres
complètes, puis que le rythme sera en moyenne de deux par an. Donc fin de ce
premier round prévue dans cinq ans. Ils ont bien mérité une part des copieux
applaudissements qui ont marqué la fin de la soirée !
©florence trocmé
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