Daniel Martinez préside seul aux destinées de Diérèse, une revue entrée
dans sa neuvième année avec 32 numéros à son actif. Des numéros qui
s’épaississent un peu plus chaque trimestre pour atteindre, s’agissant de cette
dernière livraison, 268 pages. Revue non thématique, Diérèse accorde
l’essentiel de son espace à la poésie, celle en provenance de l’étranger
(Russie, Etats-Unis, Argentine) venant compléter un vaste panorama de la
production française où se côtoient des poètes « reconnus »,
« connus » ou « inconnus .» Parmi les premiers on relève
ici les noms de Michel Butor – octogénaire épanoui –, Pierre Dhainaut et Richard
Rognet. Diérèse s’intéresse aussi aux nouvelles ou textes narratifs
courts. Une partie « libres propos » aborde des sujets divers, comme,
sous la plume d’Etienne Ruhaud, celui de « l’édition aujourd’hui. »
D’abondantes notes de lecture viennent boucler un sommaire des plus nourris. À
défaut de pouvoir le détailler, j’ai voulu donner la parole à Daniel Martinez
qui a accepté de répondre en toute franchise à quelques questions plus ou moins
indiscrètes. Merci à lui.
Alain Helissen
Entretien d’Alain Helissen avec Daniel Martinez,
directeur de la revue Diérèse
(réalisé en avril 2006)
Ce qui surprend, quand on ouvre Diérèse, c’est l’absence de
comité de rédaction. On comprend vite que tu opères seul. Si cela peut se
concevoir de la part de petites revues, c’est plus difficile à comprendre pour Diérèse,
qui dépasse allégrement les 250 pages. Peux-tu t’en expliquer ?
M’en expliquer ? Sans problème. Un comité de rédaction entraînerait des
lourdeurs, des blocages, de l’administratif en somme : toutes choses qui
me disconviennent forcément. Comment imaginer en effet discuter de
l’opportunité de publier tel ou tel (en fonction, comme cela se dit
communément, de la cote d’amour, des relations, des options idéologiques et
d’un amas de critères extra-littéraires où le grand perdant est finalement
l’auteur) le temps de se réunir, que chacun lise déjà le texte qui lui est
soumis, les obligations familiales des uns, les vacances scolaires des autres
et j’en passe…Les maisons d’édition embauchent des lecteurs rémunérés qui se
doivent de brasser du texte et de faire vendre. Chez Gallimard, vous avez Guy
Goffette et André Velter (et Jean Grosjean, qui malheureusement vient de nous
quitter) qui décident du rayon poésie ; j’imagine les discussions et le
temps passé (ou perdu). Vu le nombre de pages que compte Diérèse, si
j’adoptais un exécutif à 3 têtes, ce n’est pas un trimestre qu’il me faudrait
pour faire paraître la revue, mais pas loin d’une année. Bien entendu, ce
disant, je ne cherche à convaincre personne, pas plus d’ailleurs qu’à me
justifier et respecte l’existence de comités de rédaction. Concernant Diérèse,
trois points à retenir : le facteur temps, qui est primordial,
l’efficacité ensuite, la cohérence, bien entendu, ce que d’aucuns nomment
« la ligne éditoriale », terme que je n’aime pas beaucoup. Mais le
lecteur attentif aura remarqué un certain nombre d’invariants, dans le choix
des auteurs tout d’abord et celui des illustrateurs, constitutifs d’une
politique éditoriale qui est mienne et que j’assume. Faire reconnaître cette
politique éditoriale n’a pas été sans mal, puisque la responsable du rayon
critique d’Aujourd’hui Poème (qui par ailleurs a été publiée dans Diérèse)
n’a jamais jugé bon de parler de la revue que j’anime depuis 1998, ce qui
contrariait fort de son vivant Jean Rousselot, l’un des piliers de la revue.
Par parenthèse, aujourd’hui encore, les services de presse que je demande à de
« grosses revues » comme Action Poétique, Europe, Le Nouveau
Recueil…me sont comme à bien d’autres refusés. En second lieu je me suis
inspiré de l’exemple de Michel-François Lavaur (avec sa revue Traces qui
compte effectivement moins de pages que Diérèse) et qui a été un des
premiers à me soutenir dans ma démarche et à en reconnaître le bien-fondé.
Enfin, les auteurs, par ouïe dire, ont très vite compris comment fonctionnait
la revue et ne s’adressent qu’exceptionnellement au comité de rédaction de Diérèse.
Ils m’écrivent, le plus simplement, en me confiant au passage les pratiques de
tel ou tel de mes confrères (thème imposé, tour à prendre qui peut durer plus
d’une année, textes trop longs, C.V. à valeur sélective, etc…).
Tu sembles
avoir opté pour de volumineuses livraisons. Est-ce un choix ou une
fatalité ? Comment fais-tu pour éditer chaque trimestre –et cette
périodicité est parfaitement respectée – une telle somme de textes ?
Travailles-tu jour et nuit ?
J’ai effectivement opté pour
de volumineuses livraisons. C’est aussi bien un choix : rester au plus
près de la « matière » que j’ai entre les mains de plusieurs centaines
de pages à chaque livraison, qu’une fatalité, donc. Pour éditer ces 250 et
quelques pages, j’écris aux auteurs, leur demande de m’envoyer des inédits (de
préférence saisis sur disquette ou par courriel) et dans mes moments de liberté
je les mets en forme, m’occupe des épreuves (une moyenne de 10 lettres par
jour.) Je peux bénéficier d’une aide éventuelle dans la saisie de certains
textes qui m’auraient été envoyés à l’état de manuscrits (cette aide couvrant
au maximum un cinquième du contenu de la revue.) Je dors assez peu et fais
passer mes loisirs après le travail de la revue. Généralement, je consacre 15
jours entiers au maquettage d’un numéro et ne m’accorde de vacances
qu’occasionnelles et de courte durée. La poésie est pour moi une passion, rien
de plus ou de moins.
Diérèse s’articule en différentes parties. La première, poésies du
monde, s’ouvre aux poètes étrangers. Pour ce N°32, on y découvre des
inédits de Léon Tolstoï, des traductions du poète américain David Stone, de la
poète argentine Liliana Heer. Comment trouves-tu toutes ces pistes ?
Je dose d’abord la part laissée à chacun dans le rayon international, sur
la base d’une quarantaine de pages, en tête de chaque livraison. Les langues
choisies sont généralement l’espagnol, l’anglais/américain, l’allemand (mais
sans exclure d’autres possibilités, comme le tchèque, le lituanien, l’italien,
le chinois, le persan ou le russe). Je travaille avec des auteurs qui peuvent
être aussi des traducteurs et en contact parfois direct avec des créateurs étrangers.
Pour Léon Tolstoï, c’est Vladimir Claude Fisera (d’origine tchèque) qui s’est
chargé du travail de translation ; pour David Stone, c’est Bruno Sourdin
qui m’a mis en rapport avec le poète et moi qui ai soumis ses poèmes au
traducteur ; pour Liliana Heer, c’est une connaissance de Victoria Lovell,
elle-même poète argentine qui réside comme Alejandro Pidello à Rosario,
(traduit par Pacôme Yerma in Diérèse.) Pour tous ces numéros, ce sont
les contacts que j’ai pu avoir (courriers et/ou rencontres, comme celle de
Pidello, chercheur en biologie moderne) qui déterminent le contenu de cette
rubrique « Poésies du monde. »
Trois « cahiers » ensuite donnent à lire des poèmes. Pourquoi
cette séparation ? Est-elle due au degré de notoriété des poètes ?
S’il est indéniable que pour le numéro 32, le premier cahier débute par des
poètes de renommée (Michel Butor, Pierre Dhainaut, Richard Rognet) les deux
autres cahiers accueillent des poètes connus ou inconnus, découverts en lisant
d’autres revues, ou qui m’envoient directement leurs textes par la poste ou par
courrier électronique. Beaucoup d’auteurs (encore) sans nom m’écrivent. Il
m’arrive de les conseiller. Certains (retenus) ont d’ailleurs des réticences à
ce qu’une notice bio-bibliographique soit rédigée à leur propos. C’est par
affinité que sont regroupés les auteurs et non d’après leur notoriété. Tous les
participants ont leurs qualités propres et je n’aime pas classifier, noter,
hiérarchiser en somme, mais reconnaître chacun dans sa différence, son talent, la
manière qu’il a de faire partager au lecteur, par son écriture, son approche de
la matière poétique. Plutôt que de « poésie », je préfère parler de
« poésies. »
Une place importante est accordée dans ce numéro à Michel Butor, figure
majeure de la littérature contemporaine. Le rôle d’une revue est-il de
convoquer les illustres aînés ?
Il n’est pas à exclure que des auteurs illustres, par connaissances
interposées, viennent à de petites revues, simplement par choix personnel,
après lecture d’un numéro de la revue. Deux points donc. Reprenons depuis le
début, pour Diérèse. Jean Rousselot (par l’intermédiaire de Jean
l’Anselme qui me l’a fait connaître) a été l’un des premiers à la notoriété
reconnue à participer régulièrement à Diérèse. Par son choix cet auteur
en a attiré d’autres (qui d’ailleurs n’étaient pas forcément connus.) Quelques
uns ont fait une brève incursion dans mes colonnes (Alain Jouffroy), Pierre
Dhainaut s’y est plu et je m’en félicite, comme Richard Rognet…et voici, avec
ce N°32, Michel Butor. Je me vois mal faire la fine bouche devant son talent,
qui n’est plus à démontrer. Surtout que vingt autres poètes ont droit de cité
dans ce même numéro. Second point : c’est le caractère humain des
relations entre poètes qui prime, les échanges que nous pouvons avoir ensemble
qui sont déterminants (aucune participation n’étant rémunérée.) Par parenthèse,
je ne comprends pas pourquoi les auteurs de renommée ne publieraient que dans
les grosses revues (c’est-à-dire subventionnées ou en lien avec un éditeur)
s’ils s’intéressent aussi à ces ateliers de la création que sont les revues de
poésie en général, par où certains sont passés, ont fait leurs premières armes.
Les relations que je peux entretenir avec les auteurs de Diérèse sont
très interactives. Je leur écris fréquemment (ou quelquefois les rencontre),
cela aide à développer un tissu propice aux associations heureuses. On ne peut
trouver qu’en cherchant : je crois pouvoir dire que la réalité ne m’a pas
donné tort.
La poésie publiée dans Diérèse paraît assez
« conventionnelle ». On n’y trouve pas, en tout cas, de textes
« expérimentaux », « formalistes »,
« concrets »…Quelle est, en quelques mots, la ligne éditoriale de Diérèse ?
« Conventionnelle » n’est à mon sens pas du tout le mot qui convient.
Pour s’en convaincre, il faudrait relire par exemple la revue de Jacques
Charpentreau ou encore « Les Nouveaux Cahiers de l’Adour »,
« Florilège »…tant et tant de petites revues de poésie entre amis, de
« bulletins de la société X » qui fleurissent comme les jonquilles au
printemps aux quatre coins de l’Hexagone. Il est exact que, depuis deux ans, on
ne lit pas dans Diérèse de textes dits « expérimentaux »,
« formalistes » ou « concrets ». J’ai autrefois publié
Christophe Manon, Julien Blaine à trois reprises, mais en fait peu d’auteurs
« expérimentaux » m’ont envoyé leurs textes – et, pour être honnête,
j’en ai peu contacté –. Il faut dire aussi que bien des poètes
« concrets » finissent par se répéter – jugement personnel bien
entendu –. Les « avants-gardistes » se succèdent, certains de valeur
– je pense à un Emmanuel Hocquart ou à un Christian Prigent – deviendront les
classiques de demain. Permets-moi de trouver mon bonheur dans les propos de
Pascal Quignard, interviewé par Jean-Pierre Salgas : L’art (la poésie
s’y rattache) pour moi est grave. C’est ma vie…sans souci de
« post » ou de « pré », on est sans cesse naissant, sans
cesse renaissant. La destruction est profondément académique. L’histoire de la
littérature ne m’intéresse pas une seconde. Jean Rousselot, avec qui j’ai
entretenu des relations d’amitié, disait, lui, et d’une manière plus cassante
encore : On n’est pas là pour rigoler (Minimes, dernier de
ses livres paru aux Editions Les Deux-Siciles, maison que j’anime aussi.) La
ligne éditoriale de Diérèse : brièvement, l’attention au sens, même
si la langue (employée) ne le laisse paraître tout de suite et c’est même là
tout l’intérêt induit. Mais pas seulement : le plaisir à lire/recomposer
le texte, un plaisir intellectuel certes, de même que le rythme, le souffle, le
son/l’image qui permettent à tout à chacun de prendre contact avec la pensée,
le vécu, les sentiments/émotions, et, pourquoi pas, la condition du poète dans
le quotidien…Loin de moi en effet l’idée d’idéaliser celle-ci, la revue étant le
lieu on ne peut plus concret où l’expression est rendue à celles et ceux
qui font la poésie, avec ou sans nom. Ouverture aux poésies d’ailleurs
comme je l’ai dit, traduites à chaque livraison. Il y a également dans Diérèse,
ne l’oublions pas, des articles de réflexion (souvent par les poètes eux-mêmes)
sur la poésie et les arts, les deux étant à mon sens indissolublement
liés ; ainsi que des contes. Il s’agit de trouver le juste équilibre entre
ces différents genres. Je m’y attache.
Diérèse, N°32 ; Daniel Martinez 8 Avenue Hoche 77330
Ozoir-la-Ferrière. Le N° : 8€ (+ 2,76 € de frais d’envoi) Abonnement 4
N°s : 35 €.
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