Florence
Pazzottu a accepté de mener pour Poezibao des rencontres ou entretiens avec un certain nombre de poètes.
Elle ouvre cette série
par un entretien avec la poète Elke de
Rijcke. En compagnie de Christiane Veschambre, elles avaient toutes trois
donné une
lecture en trio au Théâtre Molière Maison de la Poésie à Paris.
Un entretien de Florence Pazzottu avec Elke de Rijcke
Elke de Rijcke vit à
Bruxelles. Elle a publié à l'automne 2005, chez Tarabuste, un très beau livre
intitulé troubles. 120 précisions. expériences. Un autre va suivre prochainement aux éditions du Cormier, gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche. Elle a accepté de me parler de ces deux livres dans cet entretien
que nous avons mené par mails. Plus largement, c'est l'expérience d'écrire
(liée - indissociable - à l'expérience de vivre) qu'elle interroge.
Florence Pazzottu : Si je me remémore la lecture de votre livre paru
chez Tarabuste, si je me demande "De quoi s'agit-il?" c'est le mot
amour aussitôt qui me vient à la pensée; j'ai envie de dire: "Il s'agit
d'amour"...
Elke de Rijke : Sans doute parce que ces deux premiers livres ont été
une tentative de travailler sur le matériau du désir, dans son acception large
d'aimer et de penser passionnément. Je me suis posé la question de savoir ce
que cela signifie d'aimer et de penser ses sensations (ses ressentis) parvenues
au point où elles "crament" et transforment la possibilité même
d'émotion. Ce travail sur le désir s'est constitué organiquement et s'est
organisé au fur et à mesure comme une entreprise d'inventorisation poétique de
perceptions sensorielles et sensuelles troubles et turbulentes qui restaient
étrangères à ma compréhension (qui étaient de l'ordre de l'appréhension),
perceptions sans cesse inquiétantes, réticentes au dévoilement (à la parole),
retorses, et dont la force sauvage m'est apparue à chaque instant comme vierge
(intacte et inépuisable).
Mais la question dans ces deux livres a été également : qu'est-ce que cela
signifie d'aimer et de penser, en tant que femme, la tension à l'intérieur de
ma féminité entre raison et émotion ? L'enjeu principal, d'ordre existentiel et
éthique, était de me lancer un défi : celui de briser et de transformer une conception castratrice du désir et
de la passion, désir et passion définis en termes d'amour et de pensée
exclusifs, en vue d'un dégagement et surtout d'une redéfinition poétique du
penser et de l'aimer, dans le sens d'une communauté mystique avec
l'environnant. Ces termes doivent s'entendre dans leur acception d'absolu
poétique et érotique (un absolu poétique qui intègre, jusque dans sa langue, la
critique, l'hésitation, la contradiction de vivre en tant que poète et en tant
que citoyen ; et un érotisme non mélancolique, brassant toutes les composantes
de la vie).
Fl. P : Il y a une dimension très physique de votre écriture...
EdR : Oui, ces deux livres s'organisent autour de la problématique de la
maison comme corps intérieur et extérieur (la maison dans son sens de
sphérologie plurielle, de lieu d'ébullition et de dépôt d'écumes, lieu
d'insulations (et de capsules), sous ses différentes formes et dans tous ses
états : chambres à coucher, chambre à
petit déjeuner, chambre de travail (le bureau)... et plus intérieurs, le
ventre, les seins, l'utérus, la cage thoracique, la bouche, le nez et la gorge,
la tête... mais aussi l'espace du rêve, qui est un espace tout à fait
spécifique... et plus extérieur le salon de coiffure, la piscine, le théâtre,
les bars, la rame de train, le panorama d'une ville, le ciel. Dans le cas de
gouttes ! cette problématique s'organise par le biais de 6 songes, qui sont
autant de réponses à une série de vers du poète italien Andrea Zanzotto.
Fl. P : Il semble que votre écriture puise directement, et non seulement
selon un processus inconscient sans doute inévitable, mais de façon tout à fait
consciente et volontaire dans votre propre existence... Pourriez-vous dire que
l'écriture à son tour influe sur votre vie, qu'elle la transforme ?
EdR : Oui, la prise de parole poétique (à travers son
organisation particulière) est pour moi en prise directe sur l'expérience vécue
ou voulue, dont elle doit essayer de témoigner, aussi difficile que cela doive
être quelquefois, et ceci à travers des procédés poétiques qui témoignent
fidèlement de l'expérience initiale et de la tension entre cette expérience et
ce qu'est un être à un certain moment, c'est-à-dire le récipient et le résidu
de cette expérience. Cette question relève la vieille tension entre vie et
écriture, et il me semble que dans le cas de mon projet, l'écriture est
subordonnée à la vie, mais en même temps elle la déborde, l'éclaire,
l'accomplit, la co-oriente à condition qu'elle soit de nouveau récupérée par la
vie. C'est le principe des vases communicants, qui ne communiquent pas tout à
fait : le premier vase est celui de la vie comme réalité plus forte que
l'imaginaire pour un être qui vit de façon consciente et lucide ; le second
celui de l'écriture comme surcroît, écume à vrai dire, qui doit de nouveau
disparaître dans le réceptacle ensorcelé du matériau de la vie enfermé en
nous...
A un certain moment de ma vie, et d'un point de vue féminin, il s'est imposé à
moi une sorte d'urgence et d'exigence de transformer, par le moyen de
l'écriture, la question et la conception de l'amour lui-même qui habitait
toutes les couches de mon existence et requérait toute mon énergie et mon
engagement. La tâche qui s'imposait à moi consistait à faire le bilan, ou même
le testament d'une conception avec laquelle j'ai vécu pendant 40 ans, dont
j'étais l'héritière par toute une série de choses (ma manière d'être, mon
éducation, ma formation, la manière d'être et les paroles des femmes qui
m'entourent) et de la briser en l'écrivant, comme une sorte de décision de
libération des sentiments et une tentative d'ouverture au bonheur de l'émotion
et de la sensation non plus abordés comme amour exclusif (bien que cette
exclusivité continue à régner, mais d'une façon plus restreinte, d'un être à un
autre ou d'un être à une chose), mais comme amour multiple dans sa conception
la plus large, comme champ d'une communion/d'une communauté (ces mots doivent
être interprétés avec précaution) d'êtres et des choses qui n'entrent pas en
concurrence (l'exclusivité ne pouvant plus prendre le dessus en raison de son
caractère destructeur et limitatif). C'est de toute manière vers quoi j'ai
essayé de m'orienter dans ces deux premiers livres, et où se trouve également
mon projet éthique et sans doute utopique. Dans gouttes ! le défi a été avant
tout de repenser mon héritage et mes acquis émotionnels en vue de me permettre
de construire une identité qui s'approprie ses socles émotionnels par le biais
d'une vision mystico-critique du monde.
Fl. P : Je sais que les rencontres sont pour vous très importantes,
puisque vous travaillez à un projet avec plusieurs autres poètes que vous
appelez Visions de l'intime. Certaines lectures vous ont-elles accompagnée
pendant l'écriture de ces deux livres ?
EdR : Deux poètes m'ont accompagnée et orientée, aussi bien par leurs
propositions de contenu, où se situent à mon avis le véritable enjeu et
renouvellement possible de la poésie, et par leurs propositions de forme
(fondamentale, mais s'il n'y a pas de véritable proposition de contenu,
l'expérimentation formelle, aussi délicate et variée qu'elle soit, reste vide).
Dans le cas de troubles et de gouttes !, il s'agit
peut-être, plutôt que de deux poètes, de deux livres : (1) Météo d'Andréa Zanzotto, un livre qui m'a convaincu par
sa rare association entre émotions, sensations, observations, descriptions,
jugements et décisions, (2) et du perdant & de la source lumineuse de Kees Ouwens, un livre d'un poète majeur de la
littérature néerlandaise, et avec lequel j'en ai encore pour des années afin
d'épuiser sa proposition de fond et de forme. Ouwens propose de véritables
voyages énigmatiques et mystiques d'un individu ultra-conscient, qui prend la
mesure de tous les aspects de la réalité hollandaise qui l'entoure et dans
laquelle il est pris (aspects économiques, sociaux, esthétiques, éthiques ou
géographiques). Il aborde tous les sujets possibles, d'un ton pénétrant et
audacieux, dans une langue beaucoup plus sublime encore que celle de Zanzotto,
mêlant d'une façon majestueuse et perspicace les différents registres dont je
parlais avant chez Zanzotto : émotions, sensations, observations, jugements,
décisions, interpellations. Or les registres chez Ouwens sont plus élaborés et
de plus, il s'adresse à la communauté et à la nation sans quitter son point de
vue personnel, mettant à nu l'intimité de la nation et des individus qui y
habitent. Il me semble que la notion de communauté, à laquelle j'ai essayé de
donner forme dans troubles et dans gouttes !, est aussi celle de mon dialogue poétique engagé avec ces deux auteurs et
l'expérience initiatique qu'ils me proposent à travers leur poésie.
Fl. P : Vous avez choisi d'écrire en français. Pourquoi choisir d'écrire
dans une langue qui n'est pas votre langue maternelle ? Vous est-il possible de
répondre à cette question ? Qu'est-ce que cela implique ?
EdR : Il n'est pas facile en effet de répondre à cette question; la
réponse m'échappe en partie. Ce que je peux dire, mais il faudrait remonter
jusqu'aux racines de mon enfance pour répondre à cette question complexe, c'est
que (1) le français n'est pas ma langue maternelle. Il a été tout d'abord une
langue avoisinante, c'est-à-dire une langue qui a accompagné, dès l'âge de 6
ans et peut-être encore avant, constamment ma langue maternelle. Bien que nous
vivions en région flamande, les meilleurs amis de mes parents d'une part, et ma
meilleure amie d'enfance d'autre part, étaient francophones. J'ai donc été
plongée dès le départ dans une situation de double culture, où le néerlandais
prenait le dessus, mais où le français me travaillait en sourdine, du côté de
l'émotion et du côté de la langue et de la culture. (2) Ensuite, cette double
culture m'a accompagnée pendant mes études secondaires, mais il faut préciser
qu'en Belgique, certainement du côté de l'enseignement néerlandophone, c'était
une double culture critiquée puis brisée par le fait que, de nos 12 à 18 ans,
nous étions censé maîtriser 4 langues : le néerlandais, le français, l'anglais
et l'allemand. (3) Cette histoire personnelle linguistique hybride, dans un
pays où il y a plusieurs langues officielles (le néerlandais, le français et
l'allemand, puis à Bruxelles on entend très couramment l'anglais) m'a conduite
à entreprendre des études en philologie romane, en littérature et en
linguistique française, italienne et espagnole. C'est ainsi que j'ai renoué, je
pense (mais cela je ne l'ai compris que beaucoup plus tard), avec la double
culture qui vivait en moi pendant mon enfance et mon adolescence, mais aussi
avec quelque chose qui se situait bien au-delà, avec l'arbre généalogique de ma
famille dont le côté maternel est espagnol et le côté paternel hollandais. (4)
Ce contexte linguistique s'est ensuite complexifié et ramifié par d'autres
influences culturelles hybrides (théâtre, cinéma, danse, arts plastiques,
musique alternative et classique contemporaine, qui sont ne sont autres que des
langues encore, et avec lesquelles je continue à écrire pour l'instant). (5)
Mais ce qui a été décisif par rapport à mon orientation francophone, c'est mon
choix d'avoir travaillé pendant de longues années sur la question de l'expérience
poétique chez André du Bouchet. Ce qui m'intéressait plus particulièrement dans
la pratique et la langue de du Bouchet, c'était sa situation d'extériorité à
l'égard de la langue française comme langue maternelle qui lui avait été
enlevée pendant son adolescence et ses années de formation en raison de l'exil
de sa famille aux États-Unis. Le français était devenue une langue qu'il ne
maîtrisait plus et par rapport à laquelle il a gardé un rapport d'étrangeté
jusqu'à la fin de sa vie. Il m'a semblé que ce destin linguistique, et puis la
fascination que j'ai eue pour l'écriture de du Bouchet et la façon dont il a
constitué son oeuvre (fascination qui s'est traduite en une recherche qui a
pris dix ans de mon travail, ce qui est considérable dans une vie humaine),
m'ont aidée à éclairer ma propre situation linguistique et culturelle hybride
qui m'est demeurée longtemps indéchiffrable (et que je commence à déchiffrer
peu à peu, à travers la poésie aussi). Puis, il faut dire aussi que c'est ce
rapport d'étrangeté et de non-maîtrise affirmé à l'égard de la langue dans
laquelle du Bouchet écrit, qui m'a incitée à aller de l'avant moi-même dans un
terrain qui reste pour moi de l'inconnu (et qui le restera toujours). Cet
inconnu tient à la langue en tant que telle, mais aussi bien entendu et
peut-être avant tout à l'aventure poétique...
Fl. P. : Nous avons évoqué votre projet visions de l'intime - qui est un
projet complexe et énigmatique, constitué de rencontres avec des poètes,
d'enregistrements, d'un travail sonore et visuel mais aussi de voyages et
d'écriture... Voudriez-vous en dire quelques mots?...
EdR : Dans visions de l'intime, projet poétique en cours, je tente de briser
l'expérience étouffante capsulaire où restait enfermée pour moi l'entreprise du
livre et de la lecture, en allant à la rencontre des autres. La question pour
moi a été tout d'abord de savoir comment je pouvais faire de mes expériences de
lecture quelque chose de plus vivant, comment je pouvais les faire participer à
un projet d'écriture, ainsi qu'à une soif de vivre. Je mène ce projet poétique
comme un projet de recherche : je veux m'interroger de façon poético-critique
sur un certain nombre de rencontres poétiques, et à un niveau plus large, sur
la notion même de la possibilité de rencontre. Tel qu'il existe pour l'instant,
le projet prendra la forme de 4 portraits d'écrivains contemporains. Ces
portraits seront pris à leur tour dans une espèce de thriller poétique. Il ne
m'est pas encore clair quel sera le statut de chaque portrait, sera-ce un
songe, une réflexion, un journal sous forme de méditation poétique, mais ce qui
est certain c'est qu'ils se rapporteront à mes expériences de lecture, à mon
expérience des écrivains en tant que personnes, à mes expériences vécues et
filmées des brefs voyages entrepris/à entreprendre avec chacun d'eux. Écrire
sera dans ce projet, plus encore que dans les deux livres précédents,
inséparable du vivre, de la lecture, de l'exploration, de la réflexion, de la
vision, de la traduction aussi.
Alors que dans troubles et dans gouttes l'imaginaire était intégralement subordonné à la réalité très puissante,
puisque je ne voulais pas ou ne savais pas comment recourir à un imaginaire qui
serait à la hauteur de la réalité, ma direction actuelle dans visions de
l'intime est une exploration active de la réalité constamment nourrie de
l'imaginaire - imaginaire non comme fiction, mais comme réalité à la hauteur de
la réalité. En cela l'écriture poétique est bien sûr théâtre : le théâtre de
tout ce qui, réellement et imaginairement, est appréhendé, apporté, monte,
remonte, afflue, est retiré. Comme les choses dans ce projet sont explorées du
milieu même du vécu, et que ma vie même y est engagée par un désir de vivre et
de partage, ce théâtre est également celui du thriller, déjà présent de façon
plus ou moins inconsciente dans troubles et gouttes, mais de façon beaucoup
plus délibérée dans visions de l'intime. Visions de l'intime sera donc une espèce de thriller, c'est-à-dire un
livre où ce qui me tient en suspense deviendra à son tour suspense. Dans ce
sens-là, l'écriture écrit le thriller du vécu et du à-vivre d'un être perceptif
et sensible livré à la vie (mais non sans défense, bien que), mais aussi d'un
être à la recherche d'expériences qui le portent à un point de respiration
retenue, les yeux écarquillés et le souffle bloqué dans la gorge, pour vivre et
lire et parler sur le tranchant même de la vie, et pour restituer dans leur
dramatisation première le vécu et le ressenti des choses initiales et
initiatiques, dont j'espère qu'elles ne sont pas l'apanage de l'enfance. Puis,
il me semble que la société elle-même, telle que je la vis pour l'instant, me
met constamment dans des situations qui sont vécues comme un thriller ; il
s'agirait donc de capter par l'écriture le premier mouvement de réaction par
rapport à celle-ci (à la société et ses manifestations), avant que ne se mette
en marche notre système de défense raisonnée nécessaire à la survie.
entretien ©Florence
Pazzottu
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