En guise d'introduction à cette carte blanche d'Angèle Paoli, éditrice de la très belle revue Terres de Femmes, ces quelques mots. M'ouvrant à elle de ma difficulté à mémoriser les titres des recueils de poésie, alors même que j'ai une étonnante mémoire des noms propres, j'ai pris conscience dans le même temps que sans doute je n'étais pas assez attentive, dans mes lectures, aux titres. A suivi une longue conversation sur le titre comme "attentes de lecture" que je lui ai proposé de synthétiser pour Poezibao. Je la publie aujourd'hui à la suite de ma lecture de Mémoire du mat d'Emmanuel Laugier avec laquelle elle forme un tout.
FT
Mémoire du mat
Elle est absorbée dans la lecture d’un recueil de poésie. Que lit-elle ? Elle
lui tend son livre. Couverture un peu rêche, artisanale. Presque. L’auteur,
Emmanuel Laugier. Le titre : Mémoire du mat. Un beau titre. Quelle
force déjà dans ces trois mots. Une force à la fois simple et savante. Dense.
Mystérieuse. Un titre qui suscite le désir du texte et met en éveil aussitôt
les « attentes de lecture ». Un titre qui emplit l’espace de la
première de couverture. Un titre qu’elle soupèse, qu’elle interroge, qu’elle
considère. Guidée par la musique des mots, leur agencement, leur mise en espace
dans sa propre mémoire, elle butine, les sens en alerte.
Le titre est pour elle fondamental. S’il la laisse indifférente, si rien en lui
n’accroche son imaginaire, elle passe son tour et poursuit ses divagations vers
d’autres titres. Si, au contraire, il fait chanter en elle mille vibrations
invisibles, alors l’impulsion la saisit, qui la pousse vers l’aventure de la
lecture.
Le titre donc. Elle le savoure avec lenteur comme une gourmandise. Elle lui
laisse se frayer un chemin. Elle se met sur le seuil des mots. Attente et
promesse.
Ainsi de Mémoire du mat. D’emblée ce titre suscite
sa pleine curiosité, sa surprise, son désir. Elle se demande quel tissu de
dentelles se trame d’un mot à l’autre. De la « mémoire » au « mat » et du « mat » à la « mémoire ».
Instinctivement, et presque à son insu, se dessinent des réseaux de sens.
Elle voit, elle entend.
Elle voit et entend l’association contradictoire de l’abstrait et du concret.
De la mémoire, elle ne possède aucune image précise pour en matérialiser les
contours. Elle sent, plus qu’elle n’imagine, une réserve du passé. Une
grande boite à souvenirs. Pour le « mat », elle voit et entend couleur
et son. Elle entend un son sec, rapide, sans écho. Elle voit une couleur sans
brillance, sans reflet. Elle voit surtout un damier, en noir et blanc. Un
échiquier. Faire un beau mat. Échec et mat. Mémoire du mat se précise. Elle
voit un mot long et ouvert, celui de la « mémoire » qui se prolonge
sur son « e » muet. Suivi d’un mot bref, monosyllabique, sur lequel
le titre se ferme. Et le mot « mat », qui vient claquer sur la
dentale « t ». Le son est sec, semblable au bruit que font les pièces
de ma-jong qui se déplacent sur le damier. Pareil aussi au bruit des rectangles
de dominos lorsqu’ils viennent se rabouter les uns aux autres. Sensible aux
variations des sons, elle entend la musique douce de la labiale. Par trois
fois, le « m » prolonge son écho dans le titre. Incluses entre ces
allitérations, les voyelles jouent leur partition de longues - ouvertes
[e]/[wa] ou de brève fermée : [a].
Elle voit et entend la pliure moirée de la « mémoire », ses reflets
changeants, contredits par l’aspect sans éclat du « mat ». Elle voit
et entend le son froissé des pages du passé qui se déplient, se replient sur le
choc sans écho du « mat ».
Elle voit et entend les pions noirs les pions blancs qui se déplacent sur le
damier du temps. Machinations cachées, intrigues nouées sur l’échiquier.
Claquements secs des dames et du roi. Claquement plus sec encore et décisif de
la mise à mort du roi.
Mémoire du mat ? Elle sent une partie
serrée qui se joue du « mat » vers la « mémoire ». Elle
cherche. Comment s’établit le lien entre les brillances moirées de la mémoire
et les parties de la mémoire laissées à leur matité. Comment se fraie le
passage de l’un à l’autre. Par quels réseaux de sens le claquement masculin du
« mat » se prolonge et s’infiltre dans la douceur féminine et
incertaine de la « mémoire ». Elle projette ses attentes de lecture
sur l’accroche du titre. Elle est prête à ouvrir le damier de Mémoire du mat. À faire entrer en
résonance les propres moires de sa mémoire avec celles de la mémoire du poète. Emmanuel
Laugier.
Rédigé par : Christiane | vendredi 20 février 2009 à 23h25