Une
archéologie de la mémoire: Albany, de Christophe Lamiot Enos
Albany, des pommes et des oranges, Californie - II est la suite d´un
premier recueil publié en 2000, entreprise poétique et narrative que l´auteur
présente ainsi :
Compte-rendu, quotidienneté, situation rapportée, expérience
événementielle sont des mots ou des
expressions qui ressortent plutôt du registre de la narration ou du journal.
Par le respect d´une chronologie, cette dimension narrative semble renforcée,
et la remémoration sur laquelle est basée l´entreprise littéraire paraît
promettre le long récit d´un séjour californien, de nature avant tout
autobiographique et événementiel. Dans le paysage poétique francophone - au
sein duquel la nouvelle génération recourt souvent à un lyrisme dégagé du réel
quotidien, voire totalement désincarné, pour s´interroger avant tout sur le
propre de l´effort poétique -, l´originalité de l´écriture de Lamiot Enos
consiste à plonger dans l´événement (ou dans son souvenir) en recourant à des procédés formels poétiques
traditionnels - métrique, rime - pour les diversifier le plus possible. D´où
l´impression de grande variété que procure cette poésie, qui tend parfois vers
la prose, mais une prose brisée en quelque sorte, puisque la syntaxe est la
plupart du temps "retournée":
Donne l´impression d´un repaire en forêt
dans la petite pièce assombrie,
la porte sur un passage
couvert, entre rues.
(Common
grounds, p.52)
Difficulté d´ailleurs de citer Lamiot
Enos car il faut lire sa poésie en continu, comme une prose romanesque
retravaillée par la mémoire qui, tout autant que la sensation trouble du
présent, bouleverse sans cesse les données, les mélange, les recombine - d´où
l´impression de flou récurrente que procurent ces vers, fidèles par leur
complexité à l´effort de mémoire lui-même. Rien donc de gratuit dans cette
liberté syntaxique.
Sur le plan métrique, on est souvent surpris par des poèmes courts et très
organisés, tel "Sudeshna entrevue sur le campus", suite de trois
versets composés de vers de sept ou neuf pieds (7-9-7/7-9-7/7-9-7), en rimes ou
assonances a-b-c:
Toute menue toute toute
passant sur deux roues en équilibre
tes jambes nues les aiguilles -
l´une longue et l´autre courte -
de deux montres déréglées font, libres
tournant tournant: Bombay grille
ta peau, ta chair et se voûte
ton dos sous l´effort et, dans l´air, vibrent
deux yeux creusés qui rebrillent
On voit ici comment l´organisation formelle du poème sert la représentation
de l´action qui s´y joue, vers de 7 et 9 pieds correspondant aux jambes nues
pédalant ("l´une longue et l´autre courte") pareilles aux aiguilles
d´une montre.
Cette adéquation entre "l´objet" du poème ou de plusieurs images qui
l´alimentent et sa cohérence formelle pose la question de la mise en oeuvre du
projet d´écriture de Lamiot Enos. Comment exprimer poétiquement l´opération de
remémoration ? Ou plutôt: n´est-ce pas le poème qui permet en fin de compte
l´approfondissement et la clarification de cette opération ?
On voit, à l´aide d´un seul exemple, combien l´ensemble du recueil mérite
d´être lu et étudié en vue de l´élucidation de quelques questions non pas
seulement formelles, mais engageant le processus créateur lui-même. C´est en
cela que la poésie de Lamiot Enos plaît et intéresse, parce qu´elle pousse à
une réflexion personnelle sur les liens entre mémoire et écriture poétique, et
sur l´importance pour celle-ci de contraintes sonores et rythmiques. Elle se
détache d´un courant actuel qui questionne l´essence de la poésie à l´intérieur
même du poème, quand c´est avant tout au lecteur (que devient forcément
l´auteur lui-même après coup) de tenter d´élucider cette question à partir d´un
ensemble d´images et de rythmes qui est, dans un lien indissoluble avec le
réel, justement le propre de la poésie.
©Laurent Margantin
BIOGRAPHIE
Né en 1962, Christophe Lamiot Enos a vécu pendant une quinzaine d´années aux
Etats-Unis. Depuis son retour en Europe, il a publié deux volumes de poèmes et
participé à diverses revues et manifestations littéraires. Albany vient
conclure un long recueil narratif: Des pommes et des oranges, Californie,
dont la première partie était parue en 2000 dans la collection
Poésie/Flammarion.
IL FAIT NOIR, IL FAIT
Il fait noir, il fait
doux. Étire encore sur ta jambe
ta robe de soie,
que je cherche le long de ta jambe -
il fait noir, il fait
doux - ce motif, quelque chose vers
je ne sais trop quoi,
que je cherche, m´aidant du bout de
mes doigts, sur la soie.
Il fait noir, il fait roux. Par
éclairs
de l´écran où passe
un film en noir et blanc, peut-être à
son bord, le tissu
dont la surface se froisse là
sous mes doigts s´amasse.
Serait doux, serait vert. Tu
joues à,
espiègle, lisser
sur ta jambe avec tes doigts, cela
qui plisse, laissé
flottant, et qui remonte. Sur
la
peau nue, à la fois
blanche et rousse et verte, de ta jambe -
il fait noir, il fait
doux - tremble la soie, peau de ta jambe
touchée sous mes doigts.
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