Marc Fontana, je l'en remercie chaleureusement, a bien voulu confier à Poezibao cet hommage à Claude Esteban, récemment disparu, à travers un commentaire de ses deux derniers livres parus. Cet article paraîtra dans la revue Linea n° 6 qui sortira fin juin, pour le Marché de la Poésie
Rage, rage against the dying of the light1
Dylan Thomas
Qu’une œuvre mette la difficulté de nommer à
l’avant de l’écriture, c’est à nos yeux la condition pour qu’en elle la poésie
se réalise. La poésie est révélation au détour, au débouché du langage, parce
que celui-ci agit pour la faire advenir comme un piolet dégageant sa propre
gangue. Il est lui-même, le langage qui de nous requiert l’acquiescement et le
doute, l’incontournable roche dure qui
recèle « la
saveur et le suc des choses se réfléchissant en notre conscience, et se disant »2 .
Écrire, comme en un parcours de reconnaissance, ouvre toujours dans la langue
l’étendue sans fin d’une terre étrangère, d’une lande obscure où le poète est
en chemin pour faire, sinon pour voir, la lumière.
« Car la lumière telle que nous l’accueillons, écrit Claude Esteban à la
fin de l’un de ses tout derniers livres3 , n’est
qu’une sorte de miracle, un ordre intimé à la nuit avant que plus de nuit ne
s’annonce et ne vienne, à jamais, l’abolir » Ce livre, un
tableau, La vocation de Saint Matthieu du Caravage, en est
l’inspiration ; et le poète y médite ce que lui enseigne de la lumière le
peintre dans ses « leçons de ténèbres ». Esteban qui longtemps
s’était tenu, pour ce qui concerne les maîtres anciens, du côté de la pittura
chiara – Giorgione, Titien -,
découvre tardivement cette toile du Caravage. Elle l’envoûte, au point de
ressentir qu’elle l’ « attendait, en effet, à ce moment de [sa] vie. »
Là, sous ses yeux, à travers ce tableau, s’opère l’irruption hors la nuit de la
vie réelle. C’est un élan de lumière qui perce, comme à les reconnaître, les
ténèbres. Esteban voit dans cette vocation de Saint Matthieu autre chose que
l’effet d’une grâce abstraite, plutôt l’ébranlement d’une conscience touchée
par le doute. Caravage ancre le transcendant au réel qui lui fait face dans
toute l’immédiateté de la vie.
L’immédiateté de la vie ainsi mise en lumière, la « prodigalité
et presque surabondance de la vie » écrit-il, voilà ce que retient Esteban de
ce tableau et ce qui lui est révélé l’amène à s’interroger, comme en effet
d’impérieuse suggestion, sur la vocation de l’art et de la poésie. Prétexte,
finalement, la rencontre avec cette toile, pour dire et faire le point, à ce
moment de sa vie qui s’avérait être celui de sa mort prochaine, sur son
dialogue avec les images, images peintes, avant toutes les autres. Esteban ne
reconnaît qu’une peinture de présence : « corps, regard, esprit ». Il dit sa dette à
l’égard de deux « veilleurs4 », Morandi et Ubac, dans leur approche d’une sensibilité élémentaire, et repousse
les constructions et destructions mentales de Cézanne, du cubisme, de Picasso
chez qui il discerne un maniérisme, ce contre quoi s’érigeait l’œuvre du
Caravage en son temps. À l’opposé des visages saccagés de Picasso ou de Francis
Bacon, il y a pour lui la nécessité d’une quête du visage comme élan vers
l’autre dans la peinture. À traquer inlassablement le regard, Giacometti la
réalise. De même assigne-t-il à la poésie de faire entendre une voix, pour « échapper
aux contraintes qu’on lui inflige, à cette insularité qui la protège des
atteintes du dehors et qui l’étouffe » Cette « palpitation
du dedans » aujourd’hui pour Esteban si peu perceptible,
c’est à l’ « occultation progressive de la lumière » que l’art doit de s’en
trouver privé dans les partis-pris de ses réalisations. Aller vers plus de
lumière c’est aller vers plus de présence, vers plus d’être, comme le dirait
Yves Bonnefoy, ce doit être le chemin de l’art et de la poésie.
Et voici que le poète Esteban, pour clore Le jour à peine écrit5, ce dernier livre de
poèmes publié qui rassemble un parcours de vingt-cinq ans d’écriture, voici
qu’il rejoint le peintre Caravage « en desservant sincère » de la lumière, « soucieux seulement d’en exalter les brefs instants
où elle se livre, où elle consent à déchirer la noirceur » :
Lumière
qui vas toujours
devant, je te prendrai
par la main, ce sera soudain
plus simple, les choses
et les gens, les mots qui durcissaient
sous la langue, tout
sera transparent pour nous, lumière
qui n’a pas de lieu, voilà que tu t’arrêtes
et que mon mal
s’arrête aussi et que tu m’attends.
C’est bien de ce qui est pris à la nuit dont nous parle la poésie de Claude
Esteban. Même au plus fort du désespoir l’acte d’écrire en est l’arrachement.
Ses recueils de poèmes ont peut-être toujours été hantés par l’obscur et la
mort. Dès lors que survient celle de la femme aimée, l’être et le monde s’en
trouvent fracassés et meurent à eux-mêmes, la plainte est intarissable, de
livres en livres, dans le poignant Sur la dernière lande6 (« emmène-moi où les paroles ne déchirent
plus ») par exemple, ou bien dans Fayoum7 (« faut-il
/ qu’on imagine dans l’obscur ce qui transcende »). Mais ces recueils, rassemblés dans Morceaux
de ciel, presque rien8, sont d’une saison moins douloureuse, quelque peu
apaisée, encore trop près de nous, puisqu’ils se situent chronologiquement
après Le
jour à peine écrit, qui, en son vœu de lumière final, les
annonce. Élegie de la mort violente9, au centre de ce dernier livre, élève un
chant funèbre que ses couplets écrits en espagnol rendent encore plus tragiques
(« Me dice : ven. Y voy / y no la encuentro »). Les deux langues
qui partageaient le poète depuis l’enfance, « qui se combattaient dans
[sa] tête, qui [lui] offraient conjointement deux visions et deux versions
irréconciliables du monde : le français, presque trop clair dans ses évidences,
l’espagnol, lourd de matière, gorgé de sucs » sont ensemble convoquées et
enfin se rejoignent, mais elles ne se rallient que pour exprimer l’être séparé.
Tout le langage, tous les mots, tous les accents sont requis, mais en vain. Là
s’emplit sans débord et sans fin un trop-plein de douleur :
et
que je tourne, chaque soir,
pour vous surprendre,
là où vous n’êtes plus, dans
le ressac ultime du soleil,
D’une beauté déchirante ces poèmes du naufrage et de la nuit, beauté
véritablement solaire en leur saisissement d’aveuglé, en leur soudaineté
d’éclipse arrêtée. Mais avant que le monde bascule, avant ce trait de noirceur
tiré sur sa vie par lequel il se livre en une parole plus lyrique, il y a dans
l’écriture de Claude Esteban un vœu d’équilibre, un geste poétique
volontairement retenu, resserré comme pour rassembler les moyens d’affaiblir l’inquiétude
du langage. En première partie de ce livre on retrouve les suites réunies il y
a vingt ans dans Le nom et la demeure11, notamment Conjoncture
du corps et du jardin et Prose dans l’île.
« Décrire, détourner le sens. Décider qu’une langue peut
apaiser la blesure » Souvent, ce sont des poèmes qui disent le
désaccord. La part prise au monde l’est comme du dehors, à distance :
« Arbres. Je les retrouve dans la distance de la main » ; ou bien :
« Je marche / sans me rapprocher ». Pour dire, pour exprimer, pour
faire front il faut faire halte, il faut circonscrire le langage comme l’espace
offert au regard, une scène, un drame doivent s’entreprendre et se découvrir.
Le jardin, l’île, mais aussi la chambre, la fenêtre : l’espace est délimité,
retréci, plein, cadré comme pourrait l’être une toile, et cette impression
d’une approche picturale est constamment vérifiée dans les thèmes et la
composition des poèmes qui sont en prose, le plus souvent, pour brider une dispersion. Il s’agit d’un
« encerclement délibéré », « nul paysage panoramique » car
« le territoire est trop vaste », le trop d’espace est épuisement.
« Couleur, éclats, reflets, matières », c’est là ce qu’il faut
percevoir, et les signes élémentaires, brindilles, sèves, racines, sont des
figures d’épure pour le langage : « Et le discours s’est dénudé jusqu’à la
trame. J’ai touché l’os des mots. » Le sujet resserré au jardin, jardin
hypothèse, jardin ascèse, c’est à partir d’un concentré d’espace que peut
s’élaborer l’approche de soi au plus près, pour se protéger (« J’ai ce
jardin pour me défendre ») et pour, même, s’effacer.
Mais si pour prendre, à sa mesure, la mesure du monde, l’extrême de la présence
confine à l’effacement, il importe aussi de sortir de soi pour enfin être au
monde. Et c’est alors le jardin à transgresser, la clôture à franchir, c’est
aller vers l’autre et prendre le risque de se perdre, ce qui est bien le destin
de la voix quand la parole est émise. À la fin de Prose dans l’île, le poète délivré de
l’insularité, rejoint ce continent de la parole où l’obscur, toujours, est à
l’œuvre mais où la lumière se fait aussi, toujours, dans l’appartenance :
« Obscurs, nous sommes nés pour démêler l’obscur »
« Je crois à ce qui nous relie. Je crois à des paroles
transparentes. » Vocation de la poésie, certainement, que de laisser la
trace d’un pas pris sur l’ombre par la lumière, sur un chemin partagé. Nous
croyons nous en cette œuvre, l’une des plus remarquables et cependant discrète
dans l’évidente exigence. Nous lui demeurons attentifs comme à ce qui ce qui se
bâtit dans le doute et l’inachevé. Ce vers quoi elle est tendue nous réclame.
Ce qu’elle attend de nous, il nous a déjà été donné, par elle, de le comprendre
et de nous en trouver éclairés.
©Marc Fontana, mai 2006
1 Du poème Do not go gentle into that good night (N’entre pas
sans violence dans cette bonne nuit, Gallimard, 1979) traduit par Alain Suied et
publié pour la première fois par Claude Esteban dans le N°4, automne 1974, de
la revue Argile. Dans une note à l’édtion Gallimard, Alain Suied
précise, il ne semble pas inutile de le rappeler ici pour expliquer le choix de
cette citation, que « ce poème fait rimer
« night », la nuit et « light », la lumière – dans le
clair-obscur du « vouloir-vivre » et du « vouloir-mourir ».
2 Claude Esteban, Le
partage des mots, Gallimard, 1990.
3 L’ordre
donné à la nuit, Verdier, 2005.
4 Claude Esteban, Veilleurs aux confins, Fata Morgana, 1978 (sur
Louis Fernandez, Morandi, Sima, Szenes, Tal-Coat, Ubac, Vieira da Siva)
5Le jour à peine écrit (1967-1992) :
poèmes, Gallimard, 2006.
6 Sur la
dernière lande, Fourbis, 1996.
7Fayoum,
Farrago, 1999 (édition hors-commerce).
8 Morceaux
de ciel, presque rien, Gallimard, 2001. Prix Goncourt de la poésie.
9 Elégie
de la mort violente, Flammarion, 1989.
10 in Un
paysage de pierres, contribution de Claude Esteban au numéro de la
revue Europe consacré à Yves Bonnefoy
(890-891, juin-juillet 2003)
11 Le nom
et la demeure, Flammarion, 1985.
Claude Esteban (1935-2006)
L’ordre
donné à la nuit, Verdier, 2005
Le
jour à peine écrit (1967-1992) : poèmes, Gallimard, 2006
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