Pour moi / le silence et la voix / se sont aimés /
comme la braise et l'encens / dans un poème qui dure / le temps que la pluie
cesse
Certains livres de poésie donnent
au lecteur le sentiment d'entrer dans un monde clos sur lui-même ouvrant à
l'exploration (parfois jusqu'à plus soif) d'un univers mono-thématique.
Rares, infiniment plus rares sont ceux qui bordent les pages du livre comme
autant de voiles prêtes à entraîner le lecteur vers des territoires inconnus. La Faim
des Ombres fait partie de ces livres-là.
D'où, contrepartie pour le lecteur, mais dont il ne se plaint pas, une certaine
difficulté à rendre compte de cette
richesse, un peu comme on peine à démêler les voix dans une fugue de Bach !
J'en donnerai donc une lecture "impressionniste".
Jean-Baptiste Para semble écrire sur le creux laissé par le rêve façonné par
quelque chose qui n'a pu être, un amour, une réalisation, une rencontre :
"perdre ce qui aurait pu être / a laissé une trace." C'est une poésie
comme au bord de la conscience, dans l'interstice entre songe et éveil, une
attente tangible, écrite, une attention. Le poète semble écoper le silence,
puis fixant le fond de l'écope, tenter d'en extraire quelques mots.
C'est aussi un art de mémoire, pas tant mémoire des faits mais plutôt mémoire
d'être(s), d'états. Voix, écoute, guet. Une mémoire-palimpseste où se sont
inscrits tant les souvenirs de l'ailleurs, du voyage, des rencontres que les
souvenirs de lecture. Et même si le poète parle des "voies
abandonnées" qu'il découvre en lui-même, multiples sont celles sur
lesquelles il nous entraîne. Effaçant ce "voile de mucus" qui
"brille sur toutes choses". Les révélant, le temps du poème.
Il y a par moments une dimension archaïque, pré-mythique, surtout lorsque
Jean-Baptiste Para évoque d'autres contrées, d'autres civilisations, d'autres
mœurs comme dans la séquence « L'inconcevable » qui relate un
cérémonial de deuil vécu par un jeune enfant. Quête de l'identité aussi sans
doute, voilée, pour celui qui dit "Moi qui porte le nom du prisonnier de
Machéronte" (entendez Jean-Baptiste) mais dont "une pierre jetée dans
le puits disperse [le] visage".
Ce serait aussi une poésie de la poésie, où affleurent comme veines dans une
strate géologique quelques traits de l'immense culture de Jean-Baptiste Para,
connaissance de la Russie, de l'Orient, brefs accents surréalistes, tournures
classiques, éclats -à peine- de préciosité, etc.
Le livre compte quatre parties, la première, éponyme, suite de cinquante poèmes
brefs, tous titrés ; la seconde « Où luisent les loutres », une
magnifique traversée, du lac, des ombres, des eaux, la troisième, évocation on
l'a dit d'un rituel de deuil, quelque part dans le monde et la dernière enfin
« Tombeau de Mirza Ghalib » un hommage au grand poète indien de langue
persane et ourdoue, (1797-1869), célèbre notamment pour ses ghazals.
De ce livre enfin, je retiens quelques somptueuses formulations, celle d'un
titre, « Entre le marbre et la buée », celle d'un distique,
« Du fleuve montent les brumes / à douce langue de chien » ou encore
ce « Désormais il portera seul sa tristesse, comme un bol à ne pas
renverser »
Il me semble qu'il y a peu de couleurs ici mais plutôt une exploration des
infinies nuances – les douces, les tristes, les mélancoliques, les
"vidées" – du gris.
La Faim des Ombres est un
livre qui touche l'esprit et le cœur et que l'on n'en finit pas d'explorer.
J'ajouterai une note peut-être plus personnelle, pour dire le bonheur de voir
celui qui inlassablement œuvre pour faire connaître plus de poésie, plus de
littérature, de tous les coins du monde, dans un esprit d'ouverture trop peu
répandu en France, donner aussi un peu de sa propre poésie « Moi qui rends
grâce au long travail, à la peine où je m'épuise, /à tous ces jours où je suis
Marthe sans jalouser Marie, » dit-il au détour d'un poème. Autobiographie
esquissée sans doute…. ce qui rend ce livre encore plus précieux.
©florence trocmé
Jean-Baptiste Para
La faim des ombres
Obsidiane, 2006
isbn : 2.911914.91.0 ; 14 €
Poezibao proposera ce lundi
22 mai la fiche bio-bibliographique de Jean-Baptiste Para et un premier extrait
de La Faim des Ombres
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