Le 20 juin, salle Drouot, au cours de la vente du « cabinet » de livres de Pierre Berès, seront mis aux enchères cinq « cahiers » autographes du Journal de Stendhal et l’exemplaire interfolié de La Chartreuse de Parme, dit « exemplaire Royer » où Stendhal esquissa la réécriture de son roman selon les avis de Balzac. Ce jour-là se dispersera un des plus extraordinaires ensembles de livres et de manuscrits précieux qui soient encore en mains privées. Le grand libraire Pierre Berès s'est résolu à se séparer de sa collection personnelle, que naguère encore il entendait conserver jusqu'à son dernier souffle. Or, c'est bien de « conserver » qu'il s'agit. Entre les mains de ce grand libraire ce véritable trésor patrimonial national, réuni au cours d’une longue vie, restait à l'abri de la dispersion, de l'éparpillement à travers le monde.
Cette vente, programmée plus tôt que ne le laissait prévoir
naguère l'exposition, partielle, de Chantilly représente pour le monde de la
bibliophilie française, collectionneurs privés mais surtout responsables du
Patrimoine, de la Direction du livre, collectivités locales concernées, un
redoutable défi : éviter le déménagement du patrimoine à partir de la vente
d'objets hautement symboliques et d'une valeur incomparable.
Pour nous, lecteurs et admirateurs de Stendhal, elle nous
place devant le choix crucial entre un renoncement insupportable ou
l'acquiescement à une obligation morale demandant des moyens astronomiques : sauvegarder
notre patrimoine littéraire en obtenant l’entrée de l’exemplaire Royer à la
Bibliothèque Nationale et en rendant ces cinq cahiers, qui en furent disjoints
jadis dans des circonstances mal établies, au fonds des manuscrits de Stendhal
de la Bibliothèque municipale de Grenoble..
Si l’exemplaire Royer, selon les usages établis entre la BN
et Grenoble, devrait faire l'objet d'une préemption par la BNF, il n’en va pas
de même des cahiers. Ceux-ci ne constituent pas en effet à eux seuls ce «
splendide Journal, l'un des derniers grands manuscrits littéraires français en
mains privées » qu’on annonce, pas plus qu'ils ne constitueraient un « ensemble
structuré ». Ces 335 feuillets, qui s’échelonnent de 1806 à 1814, ne sont que
des fragments du Journal autographe
de Stendhal, éparpillé parmi les 16000 feuillets du seul « ensemble structuré »
qui puisse être reconnu comme tel, le Recueil factice de ses papiers, avec ses
trente volumes des cotes R 5896 et R 302 de la Réserve, légués à Grenoble en
1861 par la veuve de L. Crozet, ami de Stendhal et maire de Grenoble, en même
temps que les grands manuscrits autographes de la Vie de Henry Brulard, Lucien
Leuwen, Vie de Napoléon, Souvenirs d'égotisme, Lamiel… La procédure en
usage en matière de préemption demande donc que la ville de Grenoble,
conservatrice du fonds, s’en porte acquéreur, avec l’aide du département et de
la région, pour obtenir l’intervention décisive de l’état.
Grenoble et les Grenoblois, malgré le prétendu contentieux
avec leur « concitoyen » n'ont cessé depuis l’autre siècle d'entretenir et
d'enrichir ce dépôt, continûment et systématiquement, sur les deniers de la
ville et quelquefois sans aide aucune.
Ainsi le « Fonds Crozet » s’est-il enrichi, et récemment
encore, de plusieurs milliers de feuillets, sans parler d'exemplaires annotés
de sa main de ses propres œuvres ou d'auteurs divers.
Ils ne peuvent donc pas, aujourd’hui, ne pas se sentir
sommés de poursuivre cette tâche en réintégrant ces cahiers à leur fonds
d'origine. Cela rendrait au Journal
son intégrité et en autoriserait une édition définitive, le texte de ces
cahiers n’étant encore connu que par une recension aujourd’hui fort ancienne et
sujette à caution. Grenoble et les stendhaliens ont à prendre leur part à cette
mission d’intérêt général.
Mais si la ville et ses partenaires se résolvaient à la
charge financière que cette mission implique, l'actuelle envolée des prix du
marché, maintenant spéculatif, des manuscrits littéraires place ces cinq
cahiers hors de toute portée. Un investissement de l'ordre de 700 à 900 000
euros (fourchette de l'expertise actuelle, hors frais de vente) est d'une
hauteur exorbitante au regard des possibilités d'une ville, d'un département,
d'une région même dont la nouvelle répartition des charges entre l'État et les
collectivités locales a sensiblement réduit les marges de manœuvre. Faire appel
au « mécénat » privé ? En si peu de temps ? La situation fait craindre, hélas
!, une mutilation définitive du Journal
par la fuite de ces cahiers hors de nos frontières ou, pire, par leur revente «
à la découpe » par quelque antiquaire indélicat.
Grenoble qui depuis plusieurs mois — la coïncidence est rude
—, entreprenait une réhabilitation coûteuse du patrimoine stendhalien, voit
s’ajouter cette charge ; le département et la région ne peuvent se substituer à
elle. Seule une mobilisation de toutes les énergies, de tous les services, de
tous les partenaires privés, institutionnels, individuels, collectifs,
économiques… pourrait permettre qu’à l’occasion de cette vente ne recommence
pas pour notre patrimoine littéraire ce qui se produisit après 1860 pour la
peinture française.
Pour notre part nous appelons à agir pour assurer la «
conservation » à tous les sens du terme du patrimoine stendhalien, des
manuscrits d'un écrivain, mieux même, d'un penseur de notre modernité qui reste
une référence de Londres à Melbourne, de Moscou à Houston ou Rio. On a pu
trouver, malgré un prix astronomique, les moyens de retenir en France, à la
Bibliothèque Nationale, le manuscrit du Voyage au bout de la nuit.
Acquérir un document de la valeur de l’exemplaire Royer et
restaurer l'intégrité du Journal autographe de Stendhal méritent bien la même
détermination.
Nous demandons d'abord le classement de ces deux ensembles
comme trésors du patrimoine national,
nous demandons de rechercher comment réunir en temps utile
les moyens de leur préemption.
Première signatures Michel Crouzet, Béatrice Didier, Gérald
Rannaud, Philippe Berthier, Mona Ozouf,
Jean Lacouture, Paul Hamon…
Les soutiens et signatures peuvent être envoyés à
Association Stendhal
La Bouquinerie
9 Bd Agutte-Sembat
38000 Grenobleou par e-mail : [email protected]
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