Rappel : ce soir présence exceptionnelle, à Paris, de
la poète américaine Adrienne Rich. (informations pratiques ici) Poezibao propose donc aujourd’hui un de
ses poèmes, dans une traduction inédite de la poète Anne Talvaz, que je remercie
très vivement pour ce travail.
Je rappelle aussi la traduction publiée il y a quelques
jours sur le site d’un article
de Marilyn Hacker, à propos de l’importance de l’œuvre d’Adrienne Rich.
(Dans la deuxième partie de cette note, vous pouvez découvrir la version originale du poème, en anglais)
Pour J.H.
La tête engourdie,
les doigts engourdis
je recolle à
nouveau
l'enveloppe brun clair
qui porte encore sous l'encre griffonnée
l'en-tête de MIND.
Un chœur de vieux cachets postaux
se répercute sur le devant.
Elle semble si fragile
pour être envoyée si loin
et je devrais la déchirer
sans réfléchir
et en trouver une autre.
Mais je suis fatiguée, je ne supporte pas
le moindre mouvement
la moindre pièce, le moindre objet nouveaux,
si bien que je m'accroche également à ceci
comme si ta haute silhouette qui se déplace
à la lumière de la pluie
dans un appartement d'Amsterdam
pouvait être retenue un moment
par une étiquette écrite à la main
ou une enveloppe usée
prise sur ton bureau.
Un jour, ailleurs,
je ne parlerai pas de toi
comme d'un événement singulier
ou d'une belle chose que j'ai vue
même si les deux sont vrais.
Je ne te falsifierai pas
par les louanges ou la description
comme je le ferai
pour d'autres choses que j'ai aimées
presque autant.
Là-bas, à Amsterdam,
tu vivras comme je
t'ai vue vivre
et comme je ne t'ai jamais vue.
Et je ne peux faire confiance
à aucun avion pour t'apporter
ma vie là-bas
dans la trouble Amérique –
ma vie à moi, vécue contre
des faits que j'y garde.
Ce n'était pas l'alphabétisation –
le droit de lire MIND –
ou le suffrage – voter
pour le moindre
mal – qui ont été
les plus grandes victoires, je le vois à présent,
quand je pense à toutes ces femmes
qui ont été
ridiculisées
pour nous.
Mais ce petit bout de terre,
Judith ! que deux femmes
amoureuses jusqu'au bout des nerfs
de deux hommes –
dont les morceaux sont donnés en partage
à des hommes, des enfants, des souvenirs
si différents, si épuisants –
puissent croire qu'il est possible
maintenant, pour la première fois
peut-être, de s'aimer
ni comme deux victimes sœurs
ni comme l'ombre
provisoire de quelque chose de mieux.
Partagées comme nous le sommes,
amantes, poètes, réchauffant
contre notre chair
des hommes et des enfants sans savoir
au jour le jour
ce que nous jetterons à l'eau
ou ramasserons
à la lèvre de la marée,
fatiguées souvent, comme moi en ce moment
par l'immense distance entre les âmes
qu'il nous faut couvrir en un jour –
mais arriver ici
à ce petit cap, cette pointe
et nous sentir suffisamment libres
pour laisser nos armes
ailleurs – telles sont les secrètes
issues de la révolution !
que deux femmes puissent se rencontrer
non pas à l'étroit dans
leur secret amer et partagé
mais comme deux yeux sous un seul front
qui reçoivent en un instant
l'arc-en-ciel du monde.
1962
Adrienne Rich, extrait de The fact of a Doorframe, Poems selected and new
1950-1984, Norton, 1984, traduction inedited ©Anne Talvaz
Adrienne Rich dans Poezibao :
Rich
Adrienne, extrait
1, extrait
2, extrait
3
Anne Talvaz dans Poezibao
Talvaz
Anne, extrait
1, extrait
2, extrait
3,
TO JUDITH, TAKING LEAVE
for J.H.
Dull-headed, with
dull fingers
I patch once more
the pale brown
envelope
still showing
under ink scratches
the letterhead of
MIND.
A chorus of old
postmarks
echoes across its
face.
It looks so frail
to send so far
and I should tear
it across
mindlessly
and find another.
But I'm tired,
can't endure
a single new
motion
or room or object,
so I cling to this
too
as if your
tallness moving
against the
rainlight
in an Amsterdam
flat
might be held
awhile
by a handwritten
label
or a battered
envelope
from your desk.
Once somewhere
else
I shan't talk of
you
as a singular
event
or a beautiful
thing I saw
though both are
true.
I shan't falsify
you
through praising
and describing
as I shall other
things I have
loved
almost as much.
There in Amsterdam
you'll be living
as I
have seen you live
and as I've never
seen you.
And I can trust
no plane to bring
you
my life out there
in turbid America
--
my own life, lived
against
facts I keep
there.
It wasn't literacy
--
the right to read
MIND --
or suffrage -- to
vote
for the lesser of
two
evils -- that were
the great gains, I
see now,
when I think of
all those women
who suffered
ridicule
for us.
But this little
piece of ground,
Judith! that two
women
in love to the
nerves' limit
with two men --
shared out in
pieces
to men, children,
memories
so different and
so draining --
should think it
possible
now for the first
time
perhaps, to love
each other
neither as
fellow-victims
nor as a temporary
shadow of
something better.
Still shared-out
as we are,
lovers, poets,
warmers
of men and
children
against our flesh,
not knowing
from day to day
what we'll fling
out on the water
or what pick up
there at the
tide's lip,
often tired, as
I'm tired now
from sheer
distances of soul
we have in one day
to cover --
still to get here
to this little
spur or headland
and feel now free
enough
to leave our
weapons somewhere
else -- such are
the secret
outcomes of
revolution!
that two women can
meet
no longer as
cramped sharers
of a bitter mutual
secret
but as two eyes in
one brow
receiving at one
moment
the rainbow of the
world.
1962
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