
Plusieurs raisons au choix d’aujourd’hui.
Il y a dans ce texte des accents qui ne peuvent pas ne pas évoquer le contexte international et la douleur du Liban.
Je désire prolonger l’aura de la soirée de lecture donnée par Adrienne Rich mardi soir à Paris.
J’y suis aidée par Thibaut von Lennep qui m’a proposé des traductions de plusieurs poèmes de Rich. Dans la mesure où l'oeuvre d'Adrienne Rich est à ce jour (mais je sais que des projets sont en cours, dont Poezibao vous informera dans quelques mois) presque totalement indisponible en français, je suis heureuse de les accueillir sur le site.
Char
1
Il y a des fougères il y a la mûre noire
il y a le village où nul villageois n’a survécu
il y a les hitlériens il y a les gardes forestiers
qui nourrissent les partisans du maigre contenu des garde-manger
il y a la lune en feu dans chacun de ses quartiers
il y a la lune « d’étain et de
sauge » et des pilotes invisibles qui larguent
des présents explosifs dans des prés de brume et de grillons
il y a le coucou et le tout petit serpent
il y a le couvert mis à tous les repas
pour la liberté dont la place demeure vide
les jeunes hommes qui vaquent à leurs passions nouvelles
(Aimez au même moment qu’eux les êtres qu’ils aiment)
L’obscurité, le code, l’existence invisible
d’une grive dans les roseaux, le poète qui veille
tandis que s’en vont les taches de sang du revolver, dans le seau
Rouge-gorge, votre chant fait s’ébouler des souvenirs
Horrible journée… Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?
Ce village devait être épargné à tout prix…
Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin…
Les genêts en fleur nous dissimulaient derrière leur vapeur jaune flamboyante…
2
Cette guerre se prolongera au-delà des armistices platoniques.
L’implantation des concepts politiques se poursuivra contradictoirement, dans
les convulsions et sous le couvert d’une hypocrisie sûre de ses droits. Ne
souriez pas. Écartez le scepticisme et la résignation et préparez votre âme
mortelle en vue d’affronter intra-muros des démons glacés analogues aux génies
microbiens.
Le poète en temps de guerre, le petit frère des surréalistes
devenu réaliste (ce village devait être épargné à tout prix)
tous les yeux portés sur lui dans les bois bondés de maquisards qui at-
tendaient de lui le signal d’ouvrir le feu et de sauver leur camarade
a répondu non de la tête et a regardé l’exécution de Bernard
en sachant que descendre dans la rue et tirer au hasard
est peut-être l’acte surréaliste le plus simple[i] mais
ne change
jamais l’équilibre des forces et que les actes réels ne sont pas simples
Le poète, susceptible d’exagération, évolue correctement dans le supplice
Sachant que la fin de la guerre
ne signifierait pas la fin des microbes glacés en chaque âme
les jeunes combattants pour la liberté
amoureux de la Résistance
animés d’un frisson pour la violence
familiers comme sa propre joue sous la lame du rasoir
3
Insoluble torrent de pluie de la conscience comme un écho du futur
je veille pour toi ici près des roseaux d’Elkhorn Slough
et de l’embouchure brunâtre de la Salinas River[ii] qui devient
verte
là où l’aigrette blanche pêche sur ses berges fragiles
Guide hermétique dans la résistance je t’ai trouvé et t’ai perdu
plusieurs fois dans ma vie Jamais tu
n’as été que
ce poète consterné et pétrifié par la guerre tu as pris
des décisions terribles et délicates et cela n’a pas terni
ton sens des limites Tu as vu des
écureuils s’écraser
de la cime de pins en feu lorsqu’a explosé la bombonne
et pire et pire et tu avais la charge de chaque péril
les motifs incendiaires des autres, tu en avais la charge
ainsi que de ce besoin d’un courage enveloppé d’une délicatesse absolue
et tu décidais et tu as vécu ainsi et tu as
fait survivre la poésie à tes lèvres comme un brin de serpolet arraché
d’un pré embrasé une petite branche de mimosa
d’un pays pas encore dévasté Tu as gardé ton bon sens
avec toi comme cela et comme ceci je veille pour toi.[iii]
Traduction inédite ©Thibaut von Lennep
Version originale de ce poème ici
Adrienne Rich dans Poezibao :
Bio-bibliographie
d'Adrienne Rich, extrait
1, extrait
2, extrait
3, un
article de Marilyn Hacker sur Adrienne Rich (inédit en français), extrait
4, Adrienne
Rich à Paris le 18 juillet 2006, extrait
5
[i] André BRETON, Second Manifeste du Surréalisme (1930), in André Breton, Œuvres Complètes, (éd.) Marguerite Bonnet. Paris, Gallimard, 1988, 782-83.
[ii] Elkhorn Slough est une réserve animale dans l’estuaire de la Californie qui abrite des marais salants et de nombreuses espèces protégées. La Salinas est un fleuve qui longe Monterey Bay en Californie et qui traverse un parc national de la faune et de la flore.
[iii] Dans ce poème, Rich emprunte un certain nombre d’éléments de la poésie de René Char. Les références qui suivent sont issues de ses Feuillets d’Hypnos. Paris, Gallimard, (5ème édition), 1946. J’indique la sous-partie entre crochets puis la page. mûre [146] 64 ; incendie de la lune [141] 62 ; tous ces quartiers [168] 71 ; d’étain [vif] et de sauge [148] 65 ; pilotes invisibles [97] 46 ; coucou [159] 69 ; tout petit serpent [94] 45 ; le couvert est mis et la place demeure vide [131] 58 ; Aimez…qu’ils aiment [87] 44 ; Rouge-gorge…souvenirs [33] 24 ; Horrible…à cet ultime instant [138] 61 ; Ce village…à tout prix [138] 61 ; Comment…de si loin [88] 44 ; Les genêts…leur vapeur jaune flamboyante [121] 52-53 ; Cette guerre…aux génies microbiens [8] 15 ; le signal…répondu non de la tête [138] 61 ; le poète…dans le supplice [154] 67 ; glacés en chaque âme [8] 15 ; torrents de pluie [174] 74 ; berges [174] 73, des écureuils et les pins en feu [53] 31.
Commentaires