Mon amie Angèle Paoli, éditrice de Terres de Femmes a bien voulu donner
à Poezibao cette note de lecture du
livre d’Ingeborg Bachmann, Lettres à
Felician. Je l’en remercie.
"Les Lettres à
Felician, lettres d’amour sans réponse, ouvrent-elles des pistes inédites
dans la littérature épistolaire ? S’agit-il de nouvelles lettres fictives ? Et
si aucun visage précis ne se cache derrière le nom mystérieux de Felician, quel
énigmatique projet guide Ingeborg dans l’écriture de ces lettres ?
Écrites au sortir du cauchemar nazi, ces lettres sont peu nombreuses. À peine
vingt en tout, rédigées en prose ou en vers. La première lettre, écrite de
Vellach, village de la Carinthie paternelle d’Ingeborg, remonte au 16 mai 1945.
Également écrite de Vellach, l’avant-dernière lettre, datée du 30 mars 1946.
D’autres lettres sont censées avoir été écrites d’Innsbruck ou de Arzl. De
Klagenfurt. Ou de nulle part. L’ultime lettre, celle sur laquelle se clôt la
« correspondance » univoque d’Ingeborg, est datée du 2 avril 1946.
Entre la première et la dernière lettre, de longs mois de silence. Ingeborg
cesse d’écrire à son « unique ami » ou à son « maître », le
10 octobre 1945. L’essentiel des lettres d’amour à Felician couvre l’année
1945. Seules les deux lettres finales sont datées de 1946.
Tout au long de la première période (1945), le nom du destinataire n’est pas
directement donné. En en-tête des lettres, les formules varient. Tantôt
redondantes, tantôt cumulatives, elles créent un effet de surprise, d’inattendu
: Très cher/Bien aimé !/Mon chéri, toi, /Chéri (2 fois)/Chéri,
chéri/Chéri, mon bien aimé/Mon unique ami/Mon ami, mon maître/Lointain ami.
Certaines ne comportent aucune adresse. Seules les deux dernières lettres - qui
appartiennent à la seconde période du recueil - sont adressées à Felician :
« Felician ! » « Mon Felician ! » Felician dont nous
ne saurons rien. Felician qui n’existe qu’en creux et n’est présent que par
l’absence. Felician que l’épistolière interroge pourtant: « Pourquoi es-tu
si loin ? Où es-tu, où restes-tu… ». Felician qui échappe jusque dans sa
présence même : « J’ai du mal à penser que tu es ici ».
Peut-être alors, ne faut-il voir en Felician qu’un destinataire fictif. Qui
guiderait l’esprit vers l’écriture. Et derrière ce destinataire fictif, ne
retenir que l’« idée ». Un absolu de la félicité. À qui adresser son
hymne à la nature, à l’amour et au divin. Et en contrepoint à ces offrandes à
Felician, derrière la quête de l’amour, lire la reconquête d’Ingeborg à
elle-même. Une quête de tout l’être, habité par une ténébreuse mélancolie,
déchiré par des antagonismes profonds : « Je suis tout à la fois énigmatique
et transparente. Je suis aussi bonne que mauvaise ». Ou irréconciliables :
« Je te vois et suis dans le royaume des plus amères béatitudes ». Un
être traversé d’incertitudes et de doutes. Ainsi s’ouvre la première lettre,
par cette phrase qui donne le ton : « Si maintenant j’avais une âme, je
devrais la chercher dans la nuit obscure ». Ou encore avec cette autre,
qui sert d’ouverture à la seconde lettre : « Si je n’avais rien à faire à
longueur de temps, hormis être seule avec moi-même, c’est alors, enfin, que je
serais infinie. »
Pour parvenir jusqu’au seuil de cet infini, il faut arracher enfin le voile.
Mais de quel « voile » le « je » souffre-t-il d’être masqué
? Quel est ce « dernier voile » que la scriptrice se dit prête,
peut-être, à retirer ? Voile énigmatique qui se soulève comme un aveu. La soif
de vérité rejoint le désir de l’écriture, passe par la recherche toujours
insatisfaite de l’art. Défini comme une « rude maîtresse », l’art
malmène le « je », pris en étau dans son questionnement :
« Dois-je persévérer en toute humilité ou puis-je abandonner ma rude
étoile et me dresser à la face de Dieu ? » À quoi Ingeborg
répond : « Sombres et rouge sang sont mes désirs ! Je dois
agir. »
Puis, le silence ! "
Ingeborg Bachmann, Lettres à Felician
[Briefe an Felician, 1991], traduit
de l’allemand et préfacé par Pierre-Emmanuel Dauzat, Actes Sud, 2006
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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