Très important événement à Paris, ce mardi 18 juillet (mais il faut entendre un peu l’anglais, car la lecture ne sera pas bilingue) : une grande dame de la poésie américaine, Adrienne Rich, sera présente à Paris, à la librairie anglophone Village Voice. (informations pratiques ici)
L’occasion pour Poezibao de publier la traduction d’un bel article que Marilyn Hacker a publié dans une revue américaine il y a peu, un article que je considère comme une belle introduction à l’œuvre d’Adrienne Rich (hélas très peu accessible en français) mais aussi comme une leçon de poétique et de…politique.
Adrienne Rich, une poésie, mimesis de la
pensée
Par Marilyn Hacker
Traduction de Florence Trocmé
A propos d'Adrienne Rich, je n'ai pas d'anecdotes personnelles qui valent d'être relatées. C'est une amie que je connais par son écriture publique, publiée, quelqu'un que je considère comme une amie à cause de l'importance que cette écriture a eue pour moi tout au long des trente-cinq dernières années et dont la présence est une présence dans et par les mots imprimés, et qui de ce fait, n'est jamais bien loin de moi.
Je suis à Paris où je vis la moitié
de l'année, mais où je n'ai pas tous mes livres. J'aimerais en particulier
relire (mais je ne les ai pas ici) An
Atlas of the Difficult World et The Dark Fields of the Republic, séparée que je suis par un océan d'une
république dont les champs semblent manquer singulièrement de lumière. A la
place j'ai commencé par lire dans mon lit ce matin, avant l'aube, des poèmes
parus dans l'édition 2002 de The Fact of a Doorframe, poèmes que j'ai lus maintes fois déjà.
C'est un ensemble de textes qui (je sais que je l'ai déjà écrit) sauvent la
poésie – même si sauver la poésie n'a jamais été spécialement l'intention de
Rich.
Je suis moi-même femme de gauche, féministe, lesbienne, juive
laïque, américaine et poète ; consciente que certaines identités peuvent être
choisies ou ignorées tandis que d'autres sont constitutives d'une vie de façon
aussi intangible que la structure des os et que, cependant, cela même peut être
modifié par l'histoire. Parce que je suis poète, les possibilités, les
répercussions de ce qu'un poète peut accomplir – en tant qu'écrivain et en tant
que ce que nous appelons maintenant un "intellectuel", en tant que
citoyen de base qui a le don de la parole, ont compté pour moi dès que j'ai
commencé à lire et à écrire pour sortir de l'enfance. Il y eut, même aux États-Unis, de nombreux
exemples ; certains d'entre eux, douloureux. Mais Rich est un poète d'une
génération à peine au-dessus de la mienne qui a redéfini ces possibilités d'une
manière que je pouvais comprendre ; d'une manière efficace (il paraît clair
qu'une des intentions de Rich en tant que poète fut, au moins à partir des
années soixante, de faire quelque chose d'utile et pas seulement pour les
jeunes poètes).
L'œuvre de Rich dessine entre
autres une autobiographie intellectuelle qui est intéressante non pas en tant
que récit d'une vie (ce qu'elle n'est pas) et encore moins en tant que
révélation intime, mais comme description de l'évolution et des révolutions
d'un esprit exceptionnel, dans toute sa singularité, son ampleur, avec ses
emportements et même ses erreurs. (Je ne sais pas pourquoi, en 1968, elle a
écrit que Montaigne devrait croupir en enfer…n'était-il pas, comme elle,
familier d'intellectuels assignés à résidence ou pire ?).
Même lorsque Rich insistait le plus (et moi sa
lectrice, j'insiste avec elle) sur son statut de femme, de femme américaine et
sur la surdétermination historique de l'expérience des femmes ainsi que de
leurs supposées limitations, elle insistait tout autant, mais peut-être moins
intentionnellement et par là avec encore plus de succès, sur le fait que le
développement intellectuel, politique et esthétique d'une femme pouvait
constituer un récit emblématique pour toute une génération. Le pouvait, tout
comme l'introspection nourrie de multiples références d'un Montaigne avait
offert un récit emblématique pour les générations à venir. Cela peut paraître
difficile, en 2006, de se rendre compte à quel point une telle posture
intellectuelle était révolutionnaire il y a trente ans. Nous avions alors à l'esprit
Marguerite Yourcenar écrivant que la vie des femmes était trop secrète et
limitée pour être le sujet de ses romans, ou Colette disant en se moquant que
les féministes méritaient le harem ou le fouet ; ou plus proches de nous,
l'embarras spectaculaire suscité dans les rangs de la Nouvelle Critique tant
par les œuvres de Millay que par celles de Rukeyser, ainsi que la façon dont
telle femme poète était célébrée au détriment de toutes les autres.
Une femme écrivain, poète en
particulier, pouvait s'asexuer ou tenter de le faire, elle pouvait se
sur-sexualiser à ses périls, elle pouvait être une stupéfiante exception ou la
plus modeste médiatrice : Rich, au contraire, stipule que narrer la condition
humaine est notre affaire à nous femmes et même prioritairement (Montaigne
mériterait bien quelques années au Purgatoire car après avoir reçu une
remarquable éducation de son père, puis écrit un brillant essai sur le sujet,
il a confié la formation de sa propre fille à des servantes bigotes et
illettrées sous prétexte qu'elle n'était pas un garçon. A cet égard, Arnold
Rich, le père d'Adrienne, ressemble à celui de Montaigne et sa pédagogie a eu
des résultats similaires).
Et parce que Rich a établi que le
point de vue d'une femme sur le monde était emblématique, les questions qu'elle
pose ne s'arrêtent pas - pas plus qu'elles n'ont commencé - à celles du genre. Ce fut avec la colère et
la perspicacité de son féminisme qu'elle envisagea, ré /visa, pour employer un
terme qu'elle a créé, le Vietnam, la deuxième guerre mondiale, Emily Dickinson,
l'Afrique du Sud, les thèses de la Manifest
Destiny, les répercussions de la Shoah et le mouvement américain des droits
civiques.
L'énorme "cependant" dans
son travail est qu'elle situe chacune de ces investigations dans le corps même
du poète en coexistence avec son propre corpus de connaissance, dans son propre
contexte, dans ses propres conditions. C'est le lien qu'elle crée de façon
fraîche et romantique entre le "Vietnam et le lit des amants" comme
celui entre le Soudan et un club de jazz de l'Oakland, Fallujah et la
bibliothèque publique de Brooklyn, un vieil homme sur le toit d'une maison
inondée à la Nouvelle Orléans et un recruteur de l'armée à l'entrée d'un hyper
Wal-Mart.
Ces rapprochements, cette capacité
d'être, en tant que poète, nécessairement ici et là-bas, là-bas par le fait
d'être ici, sont au cœur du projet poétique de Rich. Les alternances
ici/là-bas, tout près/au loin, voilà ce qui propulse, donne forme à sa
trajectoire intellectuelle et esthétique, ce qui anime sa quête qui s'élargit
de livre en livre. Toutefois la poète se trouve tellement
cataloguée par certains comme
un avatar du féminisme politique (à l'exclusion d'autres préoccupations chez
elle) alors même que les changements politiques pour lesquels elle s’est battu
et se bat encore sont de plus en plus menacés, et que la poésie elle-même
devient à la fois davantage assimilée à un produit et marginalisée, qu'il semble
nécessaire d'enfoncer le clou.
Of
woman Born, Naître d'une femme a été traduit en France en 1976. Depuis
lors, aucun éditeur français n'a manifesté le moindre intérêt pour une
traduction de la poésie de Rich, alors même qu'une traductrice qualifiée en
formait le projet et que l'œuvre poétique de Rich était inscrite au programme
de l'agrégation en Littérature Anglaise et Américaine, en 1989. J'ai entendu un
éminent écrivain et critique français dénigrer sa poésie - le mot
"féministe" n'étant pas prononcé mais sous-entendu - sans l'avoir
jamais lue, alors même qu'il a traduit Whitman, ce qui laisse supposer qu'il
est capable de lire l'anglais, et que des traductions sont disponibles dans des
revues ou des anthologies.
Adrienne Rich, dans une lettre
qu'elle m'a écrite dans les années 70, a
formulé le vœu ardent et argumenté que moi, en tant que femme et féministe, je
renonce à écrire dans des formes fixes, souhait que je ne pus exaucer. Un poète
accède à son œuvre là où il la trouve et est trouvée par elle ; je pense que
toutes les sortes de poésie imaginables ont leur propre histoire politique et
sociale contradictoire. Toutefois aucun choix aussi publique que celui de la
forme poétique d'une œuvre publiée n'est apolitique. Rich m'a enseigné ça, au
moins. Ma politique poétique était alors axée sur le désir d'engager un
dialogue avec la tradition qui m'avait formée en tant que poète – de rejoindre
et d'affirmer la tradition toujours vivante de femmes poètes utilisant les
formes fixes dans une attitude engagée, militante ou même révolutionnaire. Mais
je n'eus pas le courage de répondre à sa lettre et de m'engager dans ce qui
aurait pu être une autre forme de dialogue. Il me semble que je me suis
engagée – par le biais des poèmes – dans
ce dialogue avec elle depuis lors.
Rich elle-même a dit dans une
interview publiée dans American Poetry
Review en 1991 : "Je devine que ce que je cherche est un moyen de
rester liée au passé, lui extirpant tout ce qui est possible et continuant à
avancer. Et je ne suis pas sûre qu'une nouvelle forme engendre - elle
n'engendre certainement pas - une
nouvelle conscience. On peut également dire qu'une nouvelle conscience,
radicalement différente, n'engendre pas automatiquement une nouvelle
forme"
Il est évident pour moi, en tant
que lectrice, que les structures formelles soigneusement élaborées de l'œuvre
de Rich sont une part intrinsèque de leur capacité à être remémorées, et de ce
fait de leur pertinence (un poème rapidement oublié par ses lecteurs est tout
sauf pertinent, si crucial que soit son sujet). Son génie propre a englobé
l'appropriation et la transformation radicale de la forme poétique, ainsi que
l'intégration au cœur de la poésie des moyens des autres arts.
Alors que cela a pris à Rich
quelques décennies pour "pardonner" au sonnet et accepter son emploi
radical de façon aussi proche dans le
temps et l'espace que chez Claude McKay, Gwendolyn Brooks ou Muriel Rukeyser,
elle ne s'est jamais fermée aux potentialités offertes par le sonnet en tant
que poème non strictement narratif, souvent méditatif. "Snapshots of a
daughter-in-law", le poème clé qui a marqué à la fois la focalisation de l'attention de la
jeune poète sur la femme (historiquement et dans le présent) en tant que sujet,
et sa rupture avec la forme fondée plus intentionnellement sur le vers mesuré
de ses deux premiers livres, n'en est pas moins investi par l'ombre du sonnet
et de la séquence de sonnets qui le sous-tend.
Non pas, je m'empresse de l'écrire,
par référence au sonnet, mais par une aptitude à la progression non linéaire,
au montage cut, à l'élaboration d'un argument ou d'un récit à partir
d'un concrétion cinématographique d'images et d'idées rendue cohérente par les
ruptures numérotées dans le poème. C'est particulièrement évident dans
"Twenty-One Love Poems", en raison du sujet énoncé, qui renvoie à
l'un des fils de l'histoire du sonnet et de la longueur de dix à dix-huit vers
des vingt et un poèmes
Mais cela tend et sous-tend aussi
le superbe "Contradictions : Tracking poems "de Your native land, your life, dans lequel la discursivité non linéaire d'une telle séquence permet au
poète de construire à partir de l'éros, de la douleur chronique, de la Shoah,
du massacre de Sabra et Chatila, et du changement canonique des saisons un tout
cohérent et kaléidoscopique. Et c'est repris plus tard, de façon concise,
imagée et liante, dans "From Corrallitos under Rolls of cloud".
Alors que le poète contemporain
peut, si et quand il ou elle le désire, s'approprier quelque chose du
territoire occupé par la fiction (Gwendolyn Brooks, George Szirtes, Marilyn
Nelson, ou même James Merrill), et qu'Auden pense à l'opéra dans nombre de ses
suites, la méthode narrative de Rich fait un usage métaphorique, mimétique des
techniques du cinéma, un art auquel elle se réfère ouvertement dans plusieurs
des poèmes des débuts de sa maturité poétique ("Pierrot le Fou",
"I Dream I'm the Death of Orpheus", "Shooting Scripts") :
la concrétion de descriptions très détaillées d'objets installant une situation
ou un personnage ; un mouvement dans le temps et l'espace qui semble au premier
abord le fait du hasard puis se révèle plein de sens ; l'alternance du gros plan
et du travelling (trouvé dans le titre des "Contradictions") ;
l'instauration d'une narration et d'une voix narrative quand ces éléments
"prennent".
On pourrait prendre cette tension
fertile entre le cinéma et le sonnet pour emblématique de l'œuvre de Rich – non
pas un antagonisme, mais un mouvement asymptotique vers une synthèse, dans un
dialogue, à sa manière, avec le corpus de la poésie américaine (Usonian* et
autre) et européenne et dans une perméabilité entre narration et reportage.
Un des tropes qui me frappe comme
"cinématique" (par son efficacité visuelle, mélange de repos et de
mouvement), récurrent comme un leitmotiv dans les poèmes de Rich est celui de
mains s'emparant de menus objets récupérés et entreprenant de construire
quelque chose :
fragments noirs et bruns de poterie
ramassés sur un site archéologique et conservés dans un pot cabossé
("Shooting Scripts") ; un petit camion jouet et deux fusibles
poussiéreux mais encore bons dans un tiroir inexploré depuis longtemps ("From
An Old House in America") ; des clés et un œil de verre dans le
compartiment d'une commode en bois du XVIIe ("When We Dead
Awaken") ; une table achetée dans une vente de charité, couverte de
soucoupes en porcelaine, des chausse-pied en argent, une boite à biscuits 1930
en fer blanc ("Natural Ressources") ; des plumes en bronze collées
pour former des ailes et des bouteilles en verre vertes cassées
("Margherita") – et il y en a d'autres, partageant tous l'énergie
latente de la récupération, du patchwork, du collage.
Il y a tout autant d'images en contrepoint se
télescopant ou évoquant la vitesse et de la distance, le déplacement dans un
paysage nu ou désert, dans une voiture, généralement solitaire, ou en avion
(Ici/ailleurs/tout près/très loin.). Je pense aux films de Godard ou d'Abbas
Kiorastami, aussi bien qu'aux si nombreux road
movies américains dans chaque registre. Je pense à une Muriel Rukeyser âgée
de 22 ans, se rendant en voiture dans le Sud en 1936 pour interviewer les
mineurs de Gauley, Virginie occidentale et écrire sur eux "Il y a des
routes à prendre pour penser son pays". Le poème comme road movie. Rukeyser fut un des premiers
poètes à associer cinéma et poésie et à voir les résonances et les parallèles
"Je ne m'intéresse pas aux
formes poétiques " m'écrit une fois de plus un étudiant au cours de ce
semestre, "ces formes ne sont pas adaptées à l'expression des femmes
noires" – après que nous avons passé trois semaines à lire Gwendolyne
Brooks. Lisant la présentation de Rich dans une toute nouvelle anthologie, je
pensais à quel point est inappropriée l'expression "a opté pour le vers
libre" comme s'il y avait deux sortes de vers, l'un libre, l'autre formel
ou fixe ; comme si le "libre" du vers libre était le même que le
"libre" de quelqu'un qui sort de prison, comme si les poèmes aux
formes ouvertes inventées par Adrienne Rich ressemblaient à ceux de Susan Howe,
Robert Bly, Jack Spicer et June Jordan.
Les poèmes de Rich, ses suites de
poèmes en particulier, sont aussi méticuleusement construits que n'importe quel
poème en strophes fixes inventées par John Donne ou Marianne Moore,
construits visuellement, vocalement, dramatiquement et sur le plan de la
prosodie. Elle a prêté attention à ça (elle en avait le génie) depuis les
années soixante et d'autant plus après qu'elle s'est éloignée du pentamètre
iambique dominant dans ses premiers travaux.
C'est l'alternance des formes en
toute connaissance de cause, la focalisation en même temps sur le fragmentaire
et le cohérent, qui signent la maturité poétique bien plus que toute
préoccupation de mesure, tout choix de sujet ou de posture. C'est la façon dont
les séquences s'enchaînent et reflètent le questionnement de la pensée,
trouvant leurs destinations en chemin
Il m'apparaît que l'une des
approches de l'œuvre de Rich pourrait se faire via des poètes modernes et
contemporains qui ont écrit ou écrivent de longs poèmes en suites, soit
HD, Auden, Rukeyser, Berryman, Brooks,
Hayden Carruth, Robert Lowell, Derek Walcott, Alfred Corn, Marilyn Nelson. Je
remarque que nombre des séquences de ces poètes incorporent, ou encadrent dans
leur champ, les évènements politiques et
historiques.
Trilogie de la Seconde
Guerre mondiale de HD, "Horae Canonicae" d'Auden, "The Book of
the Dead" de Rukeyser , "The Sleeping Beauty" de Hayden Carruth
Le long poème suivi requiert une
focale grand angle, propre à se détacher du lyrique ou de l'anecdotique, même
s'il en part. Mais la plupart de ces poèmes, comme ceux de Rich, cadrent large
d'emblée
Et pour le lecteur, les poèmes à
angles de vues multiples, kaléidoscopiques de "Snapshots" jusqu'à
"Tendril" dans le recueil 2004 The
school among the Ruins sont les œuvres les plus caractéristiques et
puissantes de Rich : cette ample poésie faite de petits objets placés ensemble
de façon pleine de sens et d'agiles concepts en mouvement, une poésie mimétique
de la pensée.
©Marilyn Hacker, traduction inédite
de Florence Trocmé
Version légèrement abrégée d'un
article paru dans Virginia Quarterly
Review, Vol. 82 # 2, Spring 2006 "The Mimesis of Thought: On Adrienne Rich's Poetry" pp.
230-235
Marilyn Hacker dans Poezibao :
Hacker Marilyn, aux 20 ans du Nouveau Recueil, une rencontre avec Marilyn Hacker, extrait 1, extrait 2, extrait 3, une traduction de Follain, extrait 4, extrait 5, article ghazal, une intervention sur la sextine, rencontre avec Claire Malroux sur la traduction réciproque, extrait 6, extrait 7, extrait 8, extrait 9
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