J’éprouve un très grand plaisir à publier ce poème écrit par mon amie Marilyn Hacker et dédié à mon amie Geneviève Pastre.
LE FLEUVE, ENCORE
pour Geneviève Pastre
Début d'été dans, je l'espère, la « force de l'âge »,
et la lumière me fait ses suggestions tandis que
j’emmène mon indolence au bord du fleuve,
humant la brise.
Les années, ici, semblent se confondre.
Chalands et remorqueurs ne changent pas vraiment
de visage (rides, verrues) avant qu'une mutation de gestalt
ne dissolve la différence.
Des bouts de phrase flottent sur une vague de syntaxe,
images imprimées par la contemplation,
empreintes confuses de conversations
qui marquèrent un tournant.
Diner hier soir avec une amie - nous partageons
douze ans d'histoire de bons repas, de bourgognes
et d'autant de livres parus que, verre levé,
nous avons salués ensemble.
Écrire est une forme de lecture difficile.
Les paragraphes qui s'éloignent de leurs amarres
sont comme des passages vers une autre langue
qu'on comprend à demi.
Parfois la pensée ressemble à une mauvaise traduction.
Des formes brumeuses, rebelles à une structure de phrase
suggèrent - mais que signifient-elles au juste ?
Des textures, sons, odeurs
(d'urines côté docks, ou, sur les verts talus, de roses
en pleine floraison, élégantes quadragénaires)
impriment des images dans une aléatoire
absence d'ordre.
Des mots isolés peuvent ouvrir une histoire :
tel mets, telle émotion à l'écoute de la musique,
le souvenir éveillé par une feuille cueillie, dont la sève,
gluante sur le doigt,
parlait à l'enfant des villes d'une saison verte, libre..
Maintenant, la durée du jour est celle de l'équinoxe :
le printemps se change vite en été; l'été mûr
annonce des dénouements.
Je pressens un changement dans le climat à venir.
Quand j'aperçois mon reflet dans une glace,
je vois une femme d'âge moyen, qui de sa mère
tient son teint bistre.
Pour qui écrivons-nous des livres? Pour nos amis ?
Pour nos filles ? Ma compagne d'hier soir en a deux,
femmes dans la trentaine, aux fortes convictions.
Mon enfant est plus jeune
et pourrait dire qu'après l'an 2000 il n'y aura plus de livres:
rien que des « documents imprimés », des « transferts » d'ordinateurs
Les enfants ne hanteront plus les bibliothèques, comme moi jadis
en quête de leur avenir.
(Que dire du sans-abri lisant de la science-
fiction sur les marches de Saint-Paul, un poche
tout déchiré, s'ornant d'une galaxie
vers quoi il voyageait ?)
Les foyers sont précaires ou déstabilisants.
Nous qui les avons quittés jeunes, et louons l'errance
de nos filles, scrutons pourtant les visages gercés
des habitants des trottoirs.
« Un homme sépare chaque femme du social »
- administrateur d'université,
propriétaire
ou fonctionnaire anodin, anonyme,
équilibrant des budgets.
Les déesses de carte postale de mon amie, sa théière,
ses lexiques de grec et de latin, son Mac,
emplissent la grotte magique de la pièce où elle travaille
et qu'elle devra quitter
son bail expiré
(comme des troupes de théâtre en province
démontent des décors, font des malles), lares et pénates
prêts à prendre place sur un bureau et des rayons
dans un coin plus exigu
où elle refera des dîners de fortune autour
de la table ronde en chêne de son aïeule cévenole.
Où serai-je? À trop de billets d'avion de distance
pour pouvoir répondre.
(Je mène deux vies qui se superposent
sur deux continents, dans deux villes,
feins d'avoir une nationalité autre
que celle du passeport bleu.)
Mais aujourd'hui le vent souffle sur la Seine;
une péniche, rideaux brodés et fenêtres fleuries,
semble mon chez-moi, descendant le fleuve
vers d'autres mouillages.
©Marilyn Hacker. Ce poème extrait de Squares and Courtyards, WW.Norton & Co, 2001 était paru en 1998 dans la revue canadienne Trois, vol. 13, n° 2, dans
cette traduction de Claire Malroux
(version originale ci-dessous)
Marilyn Hacker dans Poezibao :
Note
bio-bibliographique, aux 20
ans du Nouveau Recueil, une
rencontre avec Marilyn Hacker, extrait
1, extrait
2, extrait
3, une
traduction de Follain, extrait
4, extrait
5, article
ghazal, une
intervention sur la sextine, rencontre
avec Claire Malroux sur la traduction réciproque, extrait
6, extrait
7, extrait
8, extrait
9, un
article inédit sur Adrienne Rich
Note
bio-bibliographique, extrait
1, extrait
2, fiche
de lecture de Vis-à-vis, Invia et l'État poétique, une
lecture à la librairie Bluebook, extrait
3, extrait
4
index
de Poezibao
Sur simple demande à [email protected], recevez chaque jour l'anthologie permanente dans votre boîte aux lettres électronique
AGAIN, THE RIVER
for Geneviève Pastre
Early summer in what I hope is “midlife,”
and the sunlight makes me its own suggestions
when I take my indolence to the river
and breathe the breeze in.
Years, here, seem to blend into one another>
Houseboats, tugs and barges don’t change complexion
drastically (warts, wrinkles) until gestalt-shift
dissolves the difference.
Sentence fragments float on a wave of syntax,
images imprinted in contemplation,
indistinct impressions of conversations
which marked some turning.
Food and drink last night with a friend – we’ve twelve years’
history of Burgundy and good dinners
and as many books off the press between us
toasted together.
Writing is a difficult form of reading.
Paragraphs that roll away from their moorings
seem like passages to another language
half-comprehended.
Sometimes thought is morel like a bad translation
Hazy shapes resistant to sentence-structure
intimate – but what do they mean, exactly?
Texture, sound, odor
(dockside, urinous, up on green slopes, roses
in full bloom like elegant girls of forty)
imprint images in aleatoric
absence of order.
Isolated words can unlock a story:
what you ate, she felt when she heard the music,
what’s brought back by one broken leaf, whose sticky
sap on a finger
named a green, free season to city children.
Now, daylight’s duration is equinoctial:
spring is turning swiftly to summer, summer’s
ripeness brings endings.
I can feel a change in the weather coming.
When I catch a glimpse of myself in mirrors,
I see someone middle-aged, with my mother’s
sallow complexion.
Who do we write books for – our friends, our daughters?
Last night’s dinner-companion has two daughters,
women in their thirties with strong opinions.
My child is younger
and might say there won’t be books in the “20…s,”
just hard copy downloaded from computers.
Children won’t haunt library aisles, as I did,
tracking their futures.
(What about the homeless man reading science-
fiction on the steps of St. Paul, a tattered
paperback , a galaxy on the cover
he was approaching?)
Houses are precarious or unsettling.
We who left them young, and applaud our daughters’
rootlessness still scrutinize wind-chapped faces
of pavement-dwellers.
“Every woman’s one man away from welfare…”
he may be a college trustee, a landlord
or a bland, anonymous civil servant
balancing budgets.
My friend’s postcard goddesses, morning teapot,
Greek and Latin lexicons, MAC computer
fill the magic cave of a room she works in
which she’ll be leaving
when her lease is up (as provincial theater
troops strike sets, pack trunks) lares and penates
ready to be set on a desk and bookshelves
in closer quarters
where she’ll re-establish haphazard suppers
on her Cévennes grandmother’s round oak table.
Where will I be? Too many airline tickets
away to answer.
(I lead two lives superimposed upon each
other, on two continents, in two cities,
make believe my citizenship is other
than that blue passport’s.)
But today there’s wind on the Seine; a tugboat
with embroidered curtains and gardened windows
looks like home as it navigates the river
toward other moorings.
Rédigé par : lheurebleue | samedi 26 août 2006 à 14h14
Rédigé par : Houser | vendredi 25 août 2006 à 21h54