Le
paradis est épars, je le sais
C’est la tâche terrestre d’en reconnaître
Les fleurs disséminées dans l’herbe pauvre.
Yves Bonnefoy
Les Editions L’Amourier, dans leur très
belle collection Grammages, viennent de publier au printemps plusieurs poètes
italiens dont Fabio Scotto, traducteur émérite, entre autres, de Y. Bonnefoy et de B. Noël. L’occasion nous
est ainsi donnée de lire ou relire les poèmes de cet auteur écrits directement
dans notre langue ou ceux, bien plus nombreux, traduits en français et parus
depuis 1997 chez divers éditeurs ou dans des revues et de mieux découvrir son
oeuvre de poète.
J’ai eu la chance d’ouvrir ses livres
baignée dans la lumière méditerranéenne de l’été en Corse. La terrasse où je me
tenais avait vue sur la mer et sur l’île de la Maddalena, un des lieux
d’origine de Fabio Scotto. Tourner les pages, lire, lever les yeux vers la rive
bleue en face où résonnait le poème, étaient un mouvement comme naturel, un
signe adressé. Je vérifiais une fois encore le « hasard
objectif » qui préside à la
rencontre et « le non-couchant de la parole » poétique. La
lecture devenait ce va-et-vient de l’intérieur vers l’extérieur, de l’instant
vers l’espace, mêlant rêve et réalité à la manière du premier recueil médité Piume, Plumes, Federn.
Cette anthologie trilingue parue en
1997 aux Editions allemandes Editions En Forêt/ Verlag Im Wald, s’ouvre sur
Il grido viola, Le cri violet (Edizioni del Leone 1988), qui
réunit une série de poèmes en vers libres comme autant de propositions de
voyage. Fabio Scotto y fait circuler les souffles entre lieux géographiques,
réels ou imaginaires, et lieux intimes, entre histoire et légende dont il
ramène des figures. Celles de Nausicaa, Antigone ou Sapho entrent en miroir
avec la femme « assise à côté de lui, jardin du
Luxembourg, qui pense ses pensées, servante aux souliers encore
propres, » ou celle de « l’attente dans l’escalier »,
ombre sœur d’une connue à Naxos et dont le poète confesse « Et
plus je te cherche / plus tu t’éloignes. » L’aventure de la vie
est d’abord quête de l’amour, affirmation du désir et du manque, « joie / mouillée de larmes sur
l’oreiller. »
La poésie de Fabio Scotto dit l’approche,
l’attente, la fuite et la disparition, elle chante le possible de la relation
et du langage dans cette circonférence de l’impossible dont parlent tous les
poèmes. Elégiaque et concrète, elle montre la femme, fille de la brise, et
l’homme, nouvel Ulysse, en voyageur immobile : « Immobile sur mon
lit / Et pourtant je tourne. » Leur dialogue, incertain toujours,
douloureux souvent, se heurte à la conscience de l’altérité et à l’indicible
« Vorrei parlarti / senza parlare. »
Fabio Scotto, comme Baudelaire, Rimbaud et
tant d’autres avant lui, a le désir ardent de l’union et celui, non moins
ardent, du départ mais vers quel horizon ? « Oui, j’aimerais te
dire allons-y / je ne sais où peut-être dans la vie / si c’est encore
ouvert. »
D’un poème à l’autre, l’auteur nous entraîne
dans une traversée charnelle et mentale qui va de Naxos à l’Atlantide, de Bali
à Lerici, et dans l’élan nous le suivons vers ces bouts du monde que sont
Nankin ou Saint-Malo, et bien au-delà, jusqu’à la lune, défi «
à l’être humain / de plus en plus étranger au monde. » Entre les
îles, le ciel et tous les continents, entre Paris et Samarcande, il y a les
choses connues, palpables ou impalpables, la lumière ligurienne de mai, le vent
qu’ « impertinent/ il gifle », « grande
fratello » l’arbre, la cigale lasse et les étoiles malignes, le
désert, la fleur amarante, les plages et les monts, toute la beauté silencieuse
des choses. Il y a aussi l’empreinte des animaux et des hommes, bateaux au
port, cailloux dans les souliers, vols d’oiseaux, pieds nus des enfants, chiens
qui aboient : « Pour un rien, je partirais / en
restant », écrit le poète.
Car l’invitation au voyage est sans doute un
leurre, celui-ci ne ramène jamais qu’à soi-même et « il vaut mieux
laisser couler tout le fleuve allongé sur son lit », être ce «
prince du cosmos dans un fauteuil. » Fabio Scotto a parfois des
intonations baudelairiennes pour dire ces lointains paradis, ces mers avec
leurs voiles perdues « in questo nulla », et le spleen de
l’homme, sa « Noia ».
« Rien que des plumes », suggère-t-il,
« sole piume » nos vies, corps et pensées, poussières au vent,
mais plumes d’encre noire, traces que laissent les poètes car « seules
les traces font rêver »...
Les autres
parties du recueil, extraits de Il bosco
di Velate ( Edizioni del
Leone,1991) Le bois de Velate,
« La Palude », Le Marais, « Le Fornaci », La Tuilerie
nous proposent des paysages familiers, des scènes de la vie quotidienne en
Italie où le thème de la marche, « un pas après l’autre sur la route
qui avance », nous amène peu à
peu à celui de la mort. « Sur nos têtes l’orage menaçait »…
« La Palude » raconte une promenade à plusieurs dans le
marais. Scène d’enfance avec ses peurs et ses défis, ses promesses de gifles
au retour à la maison. Rien ne manque à la nostalgie, ni l’image des écorchures
aux genoux, ni celle de « l’escargot moche » dans la poche
« per fare paura / alle bambine ». Fabio Scotto convertit le
souvenir et sait évoquer les heureuses clartés sur le chemin de l’obscur, l’inquiétante
étrangeté des éléments naturels qui contamine les relations humaines et les
fait basculer dans la dispute. La mémoire s’est mise en marche avec les mots
pour remonter le temps et évoquer en une sorte de journal intime, - songe
toujours en vers et parfois délicatement ironique -, les premières expériences,
les amours, roses et épines. S’y dessine le visage encore enfant de Josée,
« la Giusi » de « Le Fornaci », «
apeurée et timide» à qui l’on murmure dans le présent du passé « ti amo/ (forse) / ti amo »,
façon peut-être de conjurer le sort. Car l’avant-dernier poème dit la mort de
la grand-mère en été, la maladie crue, la douleur de la perte, l’enfance
innocente qui définitivement s’éloigne (« J’avais cinq ans / tu me
regardais / jouer entre les ombres des jardins ) Maintenant il n’y a que des
mains qui râlent… » La forme de distanciation adoptée, le désespoir
sous-jacent tranchent avec le dernier vers – « La morte morirà ma tu
rimani » - où les allitérations
des « m » et des « r » scandent avec force
le message d’un amour qui déborde la mort : « La mort mourra mais
tu restes avec nous. »
Le recueil se clôt sur l’image clé de
l’oiseau se brisant les ailes sur la vitre de la claire réalité et de la
langue, métaphore du destin du poète.
Dans Le
corps du sable, de 2006, les Editions L’Amourier ont réuni des extraits des
recueils principaux de Fabio Scotto et nous donnent ainsi une vision assez
globale de son œuvre et de l’évolution de sa poésie. On y discerne un héritage
qui va de Pétrarque et Dante, peut-être pour le mélange des langues, à Montale,
Caproni et Penna en passant par les poètes symbolistes français ou plus
contemporains comme Eluard, Desnos et maintenant Bernard Noël.
La langue de Fabio Scotto, toujours
versifiée, est un mélange de simplicité, d’énergie, de réalité concrète et
émotionnelle, de lyrisme souvent élégiaque. Elle possède une force sonore et
charnelle qui en fait aussi une poésie de l’oralité. L’écriture du recueil
montre les thèmes récurrents de l’ensemble de l’œuvre : l’expérience
amoureuse, les limites du langage et de l’être, le vécu et le rêvé, le rapport
à l’altérité, au paysage et plus rarement à l’histoire. Elle dévoile le monde,
l’être et la vie dans leur saisi et leur in-saisi.
La première partie de cette anthologie est
un extrait, traduit par Claude Held, de La dolce ferita, La douce blessure,
paru chez Caramanica Editore en 1999. Le premier poème décrit une scène de vie
dans une gare. Sorte d’élégie moderne qui met en scène une jeune fille croisée
au cours d’un voyage en train, inconnue qu’observe et désire le poète dont le
regard n’est pas sans rappeler le regard baudelairien sur « La Passante »
qu’on aurait pu aimer. Mais l’amour, dit le poème suivant, « Via
Lugano », est « une chanson pour personne », sorte de
profession de foi que déclinent, sous diverses formes tout au long du recueil,
les thèmes de la rencontre impossible et
de l’incommunicabilité. Malgré « la
voix au cœur de miel », le corps de l’amour ( et de la langue ) reste,
comme le rappelle le titre, « corps du sable ».
Les poèmes, plus nombreux, extraits de Genetliaco, Anniversaire, sont
ici traduits par Claude Held, Bernard Simeone et Jean- Baptiste Para. Fabio Scotto y élit les métaphores des ailes,
du vent et de la cendre, abeilles, fumées et « Fleurs séchées » pour explorer la part du désir et du
rêve et essayer d’affirmer, malgré le doute et l’absence, la présence, si
menacée : « Nous sommes là / oui / nous sommes là »... La
possibilité d’un bonheur est toujours questionnée : « Sei
felice ? »
L’édition
italienne parue en 2000 chez Passigli Editori dans la collection Poesia nous
montre combien le poète pratique une forme de bilinguisme et de double culture.
Professeur, grand lecteur et traducteur, il connaît très bien la poésie
française classique et contemporaine et possède parfaitement notre langue.
Comme dans ses autres livres, on retrouve, en exergue des parties ou même dans
le corps des textes, de nombreuses citations de poètes français. Une section du
recueil « Miroir du soir » fait alterner, en une osmose
surprenante, les strophes écrites directement en français et celles écrites en
italien dans un poème bilingue unique. Les sonorités sombres, « parole
da labbra aride…La gorge me fait froid », la beauté violente,
romantique des images mettent en scène les tourments vespéraux, - feu et eau,
nuit et sang - , de « ce métier de l’âme » qu’est la poésie.
De L’intoccabile,
L’intouchable, publié en 2004 toujours chez
Passigli Editori, les éditions de L’Amourier ont retenu le long poème « Segovia »,
traduit par Patrick Vighetti où l’on retrouve l’acuité du poète dans la
perception des choses, l’économie et la précision du langage : « Plaza
Mayor / Nous buvons une Horchata / assis au Negresco / tandis que les
enfants jouent / sur le kiosque à musique/ Rien »…Immédiate, la
rupture introduit une autre dimension, plus méditative, et la difficulté du
dire. Oui, le réel est là, dit Fabio Scotto, mais l’être est toujours au-delà.
La blessure est ontologique et, malgré le rapprochement des corps, « le
dire des doigts », le sang, la voix et le cœur se perdent,
l’autre demeure « l’intouchable » comme la vie. Rien n’est assuré : « J’ai tout
de toi / et tout me manque », constate le poète.
Dans le même recueil, Jean-Baptiste Para a
choisi de traduire « Dans le piège des ronces », poème du
désenchantement en onze parties, qui conte une expérience initiatique
d’égarement en forêt, « Nell’insidia dei rovi ». L’on y
retrouve encore des accents baudelairiens pour évoquer la femme aux yeux
glauques d’aube, « aux flancs d’amazone, à la voix enfantine » dans
l’amour, dont « la peau sombre » recèle et garde le
mystère de la nuit et son propre secret. « Le mal te ressemble /
Tu me laisses à côté », écrit Fabio Scotto, l’amour est «
paix renoncée » ; nul ne peut guérir l’homme de « la
condamnation de la parole », ni de la solitude.
L’édition italienne, avec une préface de
Tiziano Rossi, contient aussi un long poème écrit en français, « Voix
de la vue », publié d’abord aux éditions Hôtel continental en 2002. Il
dit « les ailes du désir », l’inapaisable soif de vivre.
L’amante y est cette fois femme-enfant qui « joue / Elle est la joie ». Fabio Scotto chante
la jubilation des corps et le sexe « comme un couteau » qui
signe la séparation. L’infini rêve d’aimer, seul le sauve un instant, petite
éternité, le geste d’écrire.
La lecture de ces recueils presque achevée,
toujours dans son écho et dans le jeu de miroir de ses deux langues, et avant
de continuer l’avancée dans l’œuvre doublement lumineuse du poète, je dirai
quelques mots encore sur deux inédits de Segreta
bocca, Bouche secrète, traduits par Bernard Noël et que L’Amourier
Editions nous propose. Il y est question de la bouche qui seule peut ouvrir
le temps et raviver l’instinct du ciel en nous : « e grido
tutto il cielo / in un singulto. » Pour Fabio Scotto. L’écriture
semble bien la tentative d’articuler le cri dont parle aussi J.-M. Maulpoix et
tant d’autres poètes lyriques, ce cri qui monte de la soif du corps et de la
langue.
Pour conclure, ce qui me semble en jeu dans
cette écriture est la recherche d’ « une présence »,
comme dirait Y. Bonnefoy, formulée au plus près des choses, des circonstances
et de l’amour, au plus vif de notre appartenance terrestre et céleste. Celle-ci
n’enlève pas la tension de la vie, son vertige, mais y répond par l’injonction
du langage qui s’efforce de trouver son absolu. La poésie de Fabio Scotto est « une morale de la
parole », a noté B. Noël, une poésie du sens, adressée, qui dit
l’aventure d’être.
©Sylvie Fabre G.
Fabio
Scotto sur Poezibao :
Note bio-bibliographique,
extrait 1
(présentation de Le corps du Sable)
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