Quel titre à la fois magnifique et désespéré que celui du
livre de Claire Malroux, La Femme sans
paroles ! Est-ce la poète qui se dit Sans paroles. Est-elle privée de paroles, « sans bouche pour
répondre », est-ce interdit ou
impossibilité de dire, est-ce irrémédiable aliénation de toute parole, la perte
sans retour du « verbe tendre et fragile ». On pense aussi bien sûr à
la Femme sans ombre (il sera question d’une autre Ombre et quelle ombre dans ce
livre)…. Et à toutes les femme sans.
Sans paroles vraiment ? Peut-être que ce sont là l’horizon
reculé ou le péril intérieur qui hantent l’auteur (serait-elle écrivain si non)
mais ils semblent l’un comme l’autre très lointains tant la voix ici est
présente, singulière, tant elle dispose de registres nombreux.
C’est une des richesses de ce livre : sept temps pour
un parcours qui part de cette Femme sans
paroles pour aller jusqu’à l’Homme en
gris, traversant les pages d’un Journal
d’hiver et les séquences de poèmes de Regards
sur la nuit, Corps perdus, Mythologies du Quotidien, non s’en s’être
arrêté un instant sur L’Ombre à Cabourg
(inutile d’en dire plus, vous devinerez laquelle n’est-ce pas ?).
Si j’insiste tant sur les titres, c’est en raison de leur
importance et parce qu’ils disent toute la mélancolie qui domine ces pages :
la pluie, le cimetière, la mort, le sablier, les fantômes, tout le royaume du
jadis, du jamais vécu, de l’impossibilité à « réchauffer entre ses bras le
dieu rompu ». Claire Malroux n’appelle-t-elle pas cette femme qui peut
être elle, ou peut-être moi ou vous, ou sans doute celles, nombreuses, qu’elle
a si magnifiquement traduites (Emily Dickinson bien sûr, mais aussi Marilyn
Hacker ou Anne Carson parmi bien d’autres) à lutter à corps perdus contre ce qu’elle
appelle d’une formule terrible la « parole rechargeable », alors qu’un
« nouveau Moyen Age s’annonce / que les métaphores n’apprivoiseront pas ».
C’est toute l’ambivalence, l’ambiguïté et donc la force de
cette parole poétique. Qu’on suit dans quelques jours d’un début d’hiver, où l’on
retrouve comme souvent chez Claire Malroux l’alliance du passé et du présent, l’histoire
littéraire et ses figures sous jacentes et le trivial du quotidien, parfois
promu au rang de mythe ! Allers et retours perpétuels dans le temps qui
seraient, peut-être (on hésite devant cette parole fragile et subtile à être
lourdement affirmatif) héritage de l’Ombre de Cabourg….circulation dans l’avant
et l’après, dans l’ailleurs et l’ici, incessante, comme la réitération
constante d’une question, d’un pourquoi, le ressassement de la vague alors que « la
main [écrit] comme l’algue fluctuante ». Avec parfois, presqu’inattendues,
des formules qui font mouche, drôles même comme dans cette description d’un
ciel d’hiver ces « matelas Walhallas » . Je note également omniprésente
mais masquée elle aussi la présence du musical, du végétal, du sidéral :
ne pas croire que sans paroles, la femme soit désincarnée, hors temps. Elle
connaît le monde, le juge, l’observe, non pas d’une tour d’ivoire mais parfois
d’une ligne de métro parisien. Elle voit ses semblables, telle cette jeune fille
atteinte d’anorexie dont elle donne une des descriptions les plus fortes qu’il
m’a été donné de lire.
Le recueil se clôt sur un texte très étrange, né sans doute
de la transcription d’une bribe de rêve, travaillé sur un rythme inspiré du
pantoum, des fragments de phrases repris, ressassants, dans la séquence
suivante qui ainsi semble progresser vers l’élucidation mais dont on s’aperçoit
vite qu’en fait elle nous entraîne à chaque mot davantage dans un système labyrinthique,
angoissant et parfaitement mimétique d’un rêve. Un tour de force qui est aussi
la description d’un paysage bien particulier, le no man’s land de la frange
sommeil/éveil.
Claire Malroux dit quelque part la « douceur
inconsolable » : j’aimerais caractériser ainsi ces pages, dire leur
douceur lucide et cet inconsolable qui les habite et que la langue précise et
discrète (la virtuosité est ici totalement assimilée) sait si bien rendre. Comment
le dire mieux qu’avec cet extrait :
« La femme sans paroles appelle un verbe
à la consistance de fer et de plomb
pour ressusciter la fulgurance de l’épée
l’art des rosaces
Un verbe tendre et fragile
comme l’envers des paupières
où renaisse l’enfance du monde. »
©Florence Trocmé
Claire Malroux
La femme sans paroles
Le Castor Astral, 2006
13 €, isbn 2-85920-667-1