
Je dédie le choix de ce texte à mon ami Alain Marc, en écho à une conversation que nous avons eue hier.
L’écriture est quelque chose qui se passe sur une table, la position de ce que j’écris est celle d’un corps effectivement penché sur la table, hors du monde. Pour celui qui écrit, il ne reste rien. Rien. La présence d’une main au travail, alors la main qui écrit est mon visage. Oui, le visage d’un écrivain ressemble étrangement à une main. C’est donc, donc, penché vers un quelque chose qui est une construction imaginaire. On écrit avec les restes de tout ce que l’on veut… Des morceaux de tout… Et, très souvent, il y a loin de soi qui écrit l’image d’un corps-enfant, non pas un corps réel, un corps imaginaire, ou la perception d’une voix ; on écrit avec cette sensation qui, bien qu’imaginaire, a valeur de « vérité » (provisoire) pour celui qui écrit. C’est, peut-être comme un poids, le poids d’une histoire, dans les deux sens du terme, qui nous fait pencher. Oui, le corps de l’écrivain au travail est un corps italique, presque couché. D’où le sentiment d’être « happé » ou d’aller vers sa tombe (pour faire un mauvais jeu de mots : de tomber !). Mais j’aimerais ajouter que l’écriture est quelque chose qui profondément ne marche pas. Le mythe du livre est le lisse ou la totalité. Il faut faire un objet unifié, d’un seul tenant : cousu, quoi, comme pour le tissu social ! Et c’est le faire-semblant de la littérature et du livre : la linéarité, une production apparemment aisée qui ne montre pas le travail et les ratages, un objet fini en somme. Or écrire sous forme de fragments fait exister l’espace entre pages, donne corps au blanc entre les pages, qui est la matière même du livre, ce avec quoi nous écrivons. Dernièrement un écrivain, et non des moindres (mais non, ce n’est pas celui auquel vous songez !), me disait, en confidence : « Au fond, si nous étions honnêtes, nous tous écrivains, si nous ne trichions pas, nus écririons des livres fragmentés, en morceaux… »
Mathieu Bénézet, Ceci est mon corps, Flammarion/Léo Scheer, 2005 , p. 107.
Mathieu Bénézet dans Poezibao :
Note bio-bibliographique, extrait 1, extrait 2, Mais une galaxie, extrait 3, extrait 4,
Rédigé par : Alain Marc | vendredi 18 août 2006 à 15h47