Tristan Hordé,
auteur d'un beau livre d'entretiens avec Jude Stéfan (lien vers ma recension en
bas de cette note), m'a proposé cette note de lecture du dernier livre du
poète, Désespérance, Déposition. Je
l'en remercie très chaleureusement
Un
recueil de poésie, comme le nom l’indique, réunit des textes pour qu’ils soient
lus ensemble ; il suppose donc une certaine unité et une architecture.
C’est bien le cas pour Désespérance,
Déposition, titre général qui correspond aux deux parties du recueil.
Désespérance est en relation
immédiate avec l’épigraphe empruntée à Maurice Scève, « Mon espérance est à non espérer »,
dernier vers du dizain LXX de Délie.
Stéfan renouvelle le thème en ceci que la désespérance n’aboutit pas comme pour
Scève à « retrouver la paix ».
En effet, la seconde partie, Déposition,
ne propose pas une quelconque consolation. Unité : dans Désespérance, le lecteur trouve la
figure du poète « se rêvant Jésus
saillissant Madeleine » et Déposition
s’ouvre avec l’évocation de Marie-Madeleine, mais accompagnée de l’image des
femmes à « secret pubis/velu fatal »
et des figures féminines toujours présentes dans l’œuvre : « Mère Sœurs Amante Filles ». En
outre, la descente de croix est glosée en « dé(com)position » : on ne peut que non espérer (ce qui
n’est pas désespérer) puisqu’à la fin le cadavre est voué aux vers.
La première partie est emplie de moments d’une vie, de manière le plus souvent
très elliptique ; ainsi, de la vie d’interne dans un collège surgit la
vision d’un cadavre exposé : « Bottines
dressées du Supérieur cadavre ». La plupart des allusions demeurent
obscures, ancrées dans la vie quotidienne de Stéfan (ou plutôt de Jacques
Dufour), cela répond aussi au projet d’une « poésie pire » qui, défaisant violemment la distinction entre
prose et poésie, tente de briser toute esquisse de narration qui ferait du
poème un lieu du sentiment. Cependant, cette « déchirée/non déchirante » faite de « réminiscences, délires », n’est en
rien hermétique, ou plutôt même si elle ne propose que rarement des
représentations, elle ne manque pas de susciter l’émotion :
(...) Navires qui passons dans la nuit
comme un qui erre
aux champs
avec l’absente de
tous les jours
en ses bras dans
le seul sommeil (...)
La seconde partie tourne autour de la mort – celle à venir du poète dans la
vieillesse (« vieille S »,
jeu de langue pour éloigner l’inévitable), celle des anonymes, celle des femmes
aimées et disparues (la mère, plus récemment l’amante) – de la mort
présente-absente dans à une Passante :
Jeune fille au champ saint lisant sur un banc
loin de songer au mur final où
vont
aller buter les crânes
déplumés des
Damnés
de l’âge
maudits
Vieux
aux
mollets flûtés
aux
béquilles honteuses
regards haineux
la proie de vos
pitiés
puis elle se lève flâner parmi
les tombes
mais
non étourdiment
On peut lire ce recueil selon bien d’autres points de vue. Ainsi les familiers
de l’œuvre de Stéfan s’apercevront vite que Désespérance,
Déposition est lié aux ensembles précédents, parfois anciens, par les
figures féminines (et animales) à partir desquels ils sont construits, par des
indices souvent transparents. Cette manière de faire, qui n’est pas nouvelle
chez Stéfan, suggère des jeux de relations très complexes, en fait une
« théorie » de la lecture puisque le lecteur est invité à relire
toute l’œuvre, puis à reprendre Désespérance,
Déposition à la lumière de ce retour (mais pourrait-on lire seulement un roman de Faulkner ?) Par exemple, le second poème titré caprice n° 71 renvoie au recueil publié
en 2004, Caprices, ainsi que le
troisième poème, capricant
(c’est-à-dire « saccadé »), consacré au personnage
"Stéfan", qui inclut le titre Caprices
et le nom de Paganini : le premier
poème de Caprices, lui aussi consacré
à "Stéfan", signale « ses
caprices paganiniens »...
On note un peu au hasard de la lecture, la présence de figures et de lieux qui
apparaissaient dans les nouvelles et les poèmes, la Carniole, Trieste, les
Sœurs, l’ami Botz, Miss Hardwick, Emma (« avec Emma à l’hôtel Gambetta ») qui inspira Aux Chiens du soir (1979), l’Angliciste (p. 34) titre d’une
nouvelle et du recueil qui la contient, ici poème (comme la nouvelle) évoquant
l’ancienne épouse, Épitomé titre
encore d’un volume de notes. Etc. On relèvera même dans un poème titré Tartuffe un vers qui reprend une
didascalie de la pièce de Molière (« c’est
un scélérat qui parle »), déjà présente dans un autre recueil.
Àilleurs, un poème est construit autour d’une citation dont Stéfan n’a pu
identifier l’auteur (« têtes
enfarinées d’aucune utilité »). D’autres poèmes s’attachent à la
figure pseudonymique en rappelant l’année de la naissance, 1930, associée dans
l’œuvre à des écrivains, des peintres morts cette année-là, ou à des œuvres,
ici à Répine (peintre russe) et à Regain,
le roman de Giono.
Si Stéfan obstinément organise des échos d’un recueil à l’autre, il appelle
aussi dans ses textes quantité de noms qui renvoient à des domaines
multiples : femmes, dont les sœurs imaginées (Gertrude, Ève, Hélène) et
d’autres parfois aimées ou données comme telles (Agnès Quain, Magda, Emma,
Joséphine, Elsa G., etc.), amoureuses Agnès
du XVe siècle, l’une noyée comme sorcière dans le Danube (Agnès
Bernauer), l’autre maîtresse de Charles VII (Agnès Sorel), personnages de
l’Antiquité ou de la mythologie (Artémise, Aglaé, Euphrosine, Thalie et les
Parques Lachésis, Clotho, Atropos, et encore Judith, « la coupeuse de cou », double
féminin de Jude), astrophysiciens dont le nom débute par H (Hawking, Hoyle, Hubble), écrivains (Chaucer, Sterne, Stein, Le
Vayer, Hugo, Ronsard, Zola, Deubel, Hello, E[ugène] G[uillevic], Elsa
T[riolet], Gide, Colette, Bossuet, etc.), peintres et tableaux (Cormon, Troyon,
Gérôme, Debat-Ponsan, Carrier-Belleuse, Suzanne
et les vieillards), musiciens (Paganini, Tartini, Schubert), etc. Cette
accumulation des noms n’atteste pas seulement le goût souvent avoué de Stéfan
pour les listes, elle procède aussi d’une sortie du lyrisme autant que son
usage des dates et des nombres. Elle est également, pour une partie des noms
convoqués, une métonymie de l’ensemble des créations humaines. On sait que les Litanies du scribe (éditions Caedere, 2001), qui évoquent les
écrivains lus par Stéfan – chaque nom est suivi d’une caractéristique plus ou
moins connue –, sont constamment augmentées. On n’oubliera pas que les noms des
disparus nous rapportent à notre humaine condition comme le rappelait par
exemple La Muse Province (200
) : « Du haut de tous les Noms
obsédants abolis/seul l’air reste le même/et l’Herbe qui a raison ».
Utopie d’un recueil composé de noms et de titres... Rêverie aussi que le
souhait d’utiliser au moins une fois tous les mots de la langue, ceux du moins
recensés par Littré, exprimé par Stéfan et qui explique l’usage de mots rares
absents des dictionnaires courants d’aujourd’hui (par exemple désultoire, lendore, cligne-musette, ourdri, etc.), de sens
disparus (flébile,
« plaintif », terme de musique), d’emploi déjà signalé par Littré
comme « latinisme qui n’est pas
usité » (réluctante), de
sens disparu (fomenter, « donner
de la chaleur ») ou modifié : œuvrée, hommée, cités comme termes ruraux (mesures de travail) par
Littré apparaissent dans un contexte fort différent dans l’envoi pour la mort du poète :
Désespérance, Déposition
son œuvrée son
hommée
chaque jour Il la parfit subit
Cette plongée dans la mémoire de la langue, c’est-à-dire dans l’oubli, donne
aux mots perdus une nouvelle vie ; ils sont là pour tous ceux disparus,
revenus pour être à nouveau lus dans un contexte, et non dans un dictionnaire
des mots oubliés (quel peut en être l’usage ?) De plus ils introduisent
une tension dans la lecture, la freinant sans doute mais pour l’ouvrir :
invitation à parcourir l’immensité de la langue pleine de mots morts, comme la
terre contient des cadavres sans nombre. Langue en mouvement que Stéfan se
plaît à enrichir par des néologismes. Par goût du mot nouveau ? non, les
créations sont toujours pertinentes ; ainsi dans ces vers de frères chiens :
Dans notre enfer sans feu nous
les
sexés, les séparés
escaladant les
paliers de l’âge ,
où l’on reconnaît derrière le néologisme sexés
le latin secare,
« diviser »…
Poésie « savante » dirait-on ? Sans doute, surtout quand le
lecteur rassemble et exhibe noms, mots rares, néologismes (et il faudrait
ajouter les fragments de plusieurs langues), réunis dans tout un recueil. Mais
la lecture de l’ensemble procure une vraie jubilation par sa
"leçon" ; il est recommandé, certes, de ne pas espérer, mais en
attendant de savoir qu’ « un
soudain matin les dents-de-lion/auront fleuri sur les tombes où/jouir
enfin/paix repos silence oubli, infinitude », résistons. Écrivons.
Lisons.
©Tristan Hordé
Jude Stefan
Désespérance, déposition
Gallimard 2006
Jude Stefan dans Poezibao et
en particulier la note de lecture du très beau livre que Tristan Hordé, qui
signe cette Carte blanche a consacré à Jude Stéfan :
Note
bio-bibliographique de Jude Stefan
Livre
Jude Stefan, rencontre avec T. Hordé,
extrait
1, extrait
2, extrait
3, extrait
4
Rédigé par : sarah | dimanche 04 novembre 2007 à 17h42