Ce mercredi 27 septembre 2006, les mercredis du François
Coppée, dont j’ai déjà plusieurs fois rendu compte des belles lectures qu’ils
organisent, recevaient Guy Goffette. Les organisateurs avaient demandé à
Bernard Fournier* de présenter Guy Goffette et d’accompagner la lecture que
celui allait faire de ses textes. Bernard Fournier a bien voulu me transmettre
l’intégralité de sa communication, véritable essai sur l’art de G. Goffette. Je
le remercie vivement de me permettre de mettre ce texte à la disposition des
lecteurs de Poezibao.
Guy Goffette : Icare et son double
Avec son nom et son prénom Guy Goffette aligne deux lettres G à l’initiale de
son identité, comme se reflétant dans un miroir. L’homme ainsi se révèle double
dès l’origine. Dans le temps, il est un adulte qui se souvient de
l’enfant ; dans l’espace, il veut voyager et il reste sur place (c’est un
« voyageur immobile » selon l’expression de Bernard Mazo dans
Aujourd’hui poème) ; sur le plan poétique, il écrit et s’applique à
multiplier les références littéraires, autant de masques pour cacher une
identité qui se cherche à travers le labyrinthe de sa personnalité. L’homme
devient alors une forteresse, un dédale d’où l’on ne peut sortir que par le
haut, tel Icare, dont on connaît le destin. Mais qui s’inquiète de sa
chute ?
I.
L’enfance
a) Le Paradis perdu
Le caractère double, sinon duel, de la personnalité du poète prend racine dès
l’origine dans l’enfant qu’il fut et qu’il ne cesse de vouloir retrouver. Ainsi
deux voix résonnent sans sa poésie : celle de l’enfant et celle de
l’adulte toujours pris dans les voiles du désir. Le point de départ de
l’enfance a une date précise : « à dix ans on a l’éternité sous sa
casquette ». On ne semble pas se préoccuper de remonter à l’origine de ses
premiers souvenirs : « la jeunesse est immortelle ». La
casquette montre que l’adulte ne revoit cette enfance que comme bornée à un
paysage, à une manière d’être, peut-être à une photographie. Préciser, fixer,
figer, déterminer cette première perception du temps revient à remonter à l’âge
d’or ressemblant à l’Eden de la Bible, « l’ancien paradis ». Le poète
va même jusqu’à évoquer le « lait d’enfance » associant par la
métaphore la mère et sa nourriture. L’adulte conserve ainsi « sa foi
d’enfant, ce grand jeu d’images tressautantes/ que grand-père lui
détaillait ; ». « au déclin des fiers grands arbres/ auréolés
d’enfance ». Comme dans un cadre de crèche de Noël, les personnages de la
mère et du père (ou du grand-père) instaurent une fixation idéale de la naissance.
Un peu plus haut dans ce poème dont le titre est une « prière », nous
avions des « ânes qui sourient ». Ce moment devient pour le poète une
Nativité signifiant par là le bonheur et le paradis perdu. Nous pourrions
évoquer également l’enfance dans la partie dédiée aux planteurs de tabac avec
son grand-père qui éveillait pour lui le monde des Indiens de ses lectures, de
ses films ou de ses bandes dessinées en même temps qu’il se vouait à une
pratique un peu secrète, et qui, avec le recul du temps prend des allures de
mafia bon enfant. Ce qui était une activité mystérieuse aux yeux puérils
devient avec la distance de la narration une volonté de s’affranchir des
cadres. L’enfant que l’on avait vu ne pas compter le temps, ne compte pas davantage
la mort qu’il n’envisage que comme une aimable fiction : « à dix ans
on a l’éternité sous sa casquette/ et la mort est littéraire ». Et le
poète a de belles métaphores pour évoquer ce temps : « l’enfant qui
rêvait dans la poudreuse/ complicité des livres ». La « poudreuse »,
ici, n’est ni la poussière et encore moins la neige des skieurs, mais surtout
le nimbe de temps qui noie le paysage et l’enfance.
b) La nostalgie
C’est donc précisément à partir de cet âge de dix ans que le monde cesse de
répondre aux questions. Alors l’enfance est définitivement révolue, et cette
« révolution » (mot pris au pied de la lettre dans le sens de retour
sur soi) entraîne la nostalgie. L’enfance devient un temps double entre le vécu
et son souvenir donné par l’écriture. Ce dédoublement apporte à la fois des
bonheurs mais aussi des angoisses. Cette angoisse se nourrit du jour qui
meurt : « C’est ainsi, soir après soir,/ que nous sommes devenus
mortels ». Après une Nativité édénique, nous assistons à la survenance de
l’idée de la mort qui défie toute éternité, même de rêve. Nous noterons qu’un
seul soir n’a pas suffi, mais qu’il fallut qu’il y eut cette répétition
insupportable des soleils qui se couchent. « L’ennui naquit un jour de
l’uniformité » aurait pu dire Goffette après Baudelaire. Le crépuscule
provoque une déchirure, une blessure profonde : « Le soir qui tombe
sur tes épaules/ enfonce les clous un peu plus bas ». Le poète, revivant
ce sentiment par l’écriture redit cet abattement qui le tenait, qui
l’oppressait. L’image des clous nous renvoie à une image christique, qui double
l’image édénique de l’enfance.
L’écriture a pour double effet de distancier l’enfant que l’on fut, mais en
même temps, par un effet retour, de fixer certains moments dans le présent de
l’écriture. Le passé, par bonheur, se rapproche. Le temps se raccourcit dans la
mémoire, et l’enfance s’approche du présent : « c’était hier […] le
retour/ de mon père à la maison et ses mains/ nues et meurtries près de
l’assiette à fleurs ». Le souvenir du labeur paternel dans une geste
quotidienne et familière, familiale, fait partie de ces moments heureux, mais
il est vécu comme un sacrifice, peut-être christique, une dette que l’enfant
contracte à son corps défendant, augmentant la nostalgie et l’angoisse de
l’adulte. Alors ce sont tous les événements de la vie qui étonnent le poète et
le font plonger dans une lourde mélancolie : « la pluie// est une
enfance morte dont nous gardons la voix/ tremblante au fond du cœur comme un
secret des bois ». Le rapprochement temporel qui force à la lucidité, ne
peut empêcher, ou même, au contraire, renforce la perte de l’enfance. Le climat
atmosphérique vient ici jouer un rôle double : d’un côté, la pluie ne
cesse de rappeler au poète son enfance ; de l’autre, elle s’anime, devient
une voix intérieure. La déchirure se fait sentir dans l’aphorisme coupé par la
strophe : « La pluie// est une enfance morte », soutenu par la
rime « voix/ bois ».
La vague du passé rappelle au poète l’être qu’il a trop oublié :
« cet enfant t’appelle qui n’a pas pu grandir ». Là commence
véritablement la douleur : il semble qu’il y ait chez Guy Goffette un
manque face à cet enfant qui n’aurait pas eu toute sa place ni toute sa vie.
« Toujours une chaise manque au bonheur ». Ce sentiment se fait
particulièrement sensible par le dédoublement des pronoms personnels :
« il » d’un côté, « je » de l’autre. La nostalgie, à peine
adoucie par l’alexandrin, s’exprime violemment : « La pointe du
couteau fichée dans la mémoire ». C’est alors que l’angoisse face à la
vie, face à la mort, commence à prendre forme, qu’elle rejette définitivement
pour l’adulte l’enfance dans le vécu : « Encore petit/ et peu sûr au
dedans, triste déjà/ à cause d’un lapin mort de froid ». Un événement
banal, -mais la mort fût-ce celle d’un animal n’est-elle pas toujours un drame,
une tragédie ?- vient apporter à la mort une réalisation concrète. Cette angoisse
peut aussi bien survenir tout à coup, dans l’innocence, quand l’enfant ressent
une terreur devant le ciel vide : « Pris au jeu un enfant arrache à
l’azur/ un cri sans retour ». Soudainement la conscience du temps
intervient, ajoutant la distanciation par la troisième personne : le cri
de douleur est lancé, mais aucun écho ne lui répond. Le désespoir
s’installe : « Dire que nous avons cru au bonheur/ comme les gosses
battant pavillon// sur un peu d’eau croupie dans l’arrière-cour ». La
métaphore maritime donne à ce sentiment la force des départs hauturiers des
livres d’aventure. On sent bien que derrière cette image l’auteur se souvient
de tel enfant baudelairien qui lâchait un bateau dans un bassin du
Luxembourg : mais quelle ironie y glisse-t-il (avec cette eau
sale !), et combien cette ironie est-elle la face cachée de la
nostalgie !
c) Un lieu
L’enfance et sa mémoire s’ancrent traditionnellement à partir d’un lieu :
une maison, le plus souvent, une chambre, une cabane dans les bois, le bureau
d’un grand-père comme celui de Jean-Paul Sartre dans Les Mots par exemple. Chez Guy Goffette, c’est une cuisine. Lieu
sans doute d’une modestie financière qui obligeait à la vie commune et provinciale
de se dérouler dans cet endroit. Si ce lieu fait l’objet d’un
« éloge » classique et ainsi s’oppose à lui, comme l’indique le titre
d’un des recueils du poète, il est surtout l’espace clos qui ferme l’horizon de
l’enfant : « quatre murs » entre lesquels il dialogue avec un
autre lui-même : « Non la cuisine que tu chantes n’est pas de mon
sang/ sa voix de sucre m’arrache la gorge – et si tu n’entends pas mon cri/
sache au moins que c’est lui qui me porte avec toi contre toi ». Les deux
pronoms révèlent bien le double personnage.
Le « sang » donne à la cuisine une personnification à laquelle
l’enfant s’identifiait. Il peut s’entendre de deux façons : le sang versé
d’une blessure, celle infligée au lapin ou aux mains du père, ou le sang de la
lignée familiale : de cette manière, la cuisine devient le lieu de prédilection
de la douleur d’enfance et l’oxymore du « sucre qui arrache la
gorge » la révèle. La nostalgie l’anime autant que l’idéal le
requiert : « on touche à ce qui n’est pas encore,/ ce qui
viendra : la vie// promise ». Le double enjambement détache le mot
« vie » de celui de « promise », séparant à jamais le rêve
de sa réalité. Une prière baudelairienne cependant vient demander un apaisement
devant la douleur de cet avenir compromis : « assieds-toi donc mon
âme, assieds-toi, laisse/ l’enfant de tes rides, l’enfant perdu,// défaire le
filet du pauvre pêcheur d’eau. » La « vie promise » va
s’épanouir au lieu et place de la vie de l’enfant. Par un bonheur de formule, « l’enfant
de tes rides », le poète, tente une dernière fois la réunion de l’enfance
avec l’adulte, avant de demander le repos de son âme -aspiration métaphysique-
et de laisser à sa perte l’eau et son pêcheur. La symbolique de l’eau courante
est suffisante pour qu’on ne s’y attarde pas, mais nous retiendrons ce
« pêcheur d’eau » au double titre d’une certaine illusion qui
persiste et d’une notion de péché, de faute qui vient souligner la nostalgie et
la culpabilité. Il faudrait peut-être y ajouter la parabole du Christ et des
pêcheurs d’hommes : le poète serait celui qui viendrait sauver les hommes
de leur destin de parole rémunératrice, comme l’appelait Mallarmé. Car c’est
bien la poésie qui fait avancer cet homme, en dépit et grâce à son enfance. L’homme
adulte parvient à vivre parce qu’il porte en lui cet enfant qui n’est pas tout
à fait mort et dont les rêves le dépassent. La nostalgie qui le taraude
trouvera une part de son exutoire hors les murs du labyrinthe dans la
réalisation d’idéaux, de rêveries près de cette origine que sont les voyages et
les amours.
II. Icare, l’amour et l’errance
a) Partir
Après l’échec de l’enfance qui découvre la finitude de la vie, l’adolescent se
prend à rêver qu’une autre vie est possible. C’est alors que le désir de partir
le prend pour s’éloigner à jamais d’un lieu qui a vu la chute d’Icare, qui est
aussi celle de soi. Mais le départ est source plus de rêves que de réalités. Les
murs en effet ne sont pas uniquement ceux de la cuisine ; le village est
là qui cerne le poète : « et la mer au fond du potager va larguer nos
amarres/ Les toits déjà les toits encore tournent leur échine/ pour nous barrer
la route ». Pour ce villageois des Ardennes, la mer, liée aux souvenirs
d’un grand-père qui l’a pratiquée, demeure le grand rêve de l’enfant ;
mais on voit que ce rêve s’augmente et se ferme des quatre murs de la cuisine
et de l’enceinte terrestre du village. L’animation des toits « qui
tournent leur échine » rend compte également du rêve de l’enfant qui a
longtemps tordu son cou pour voir la mer derrière les collines, derrière les
toits. La métaphore souvent chez Guy Goffette révèle cette emprise de l’homme
sur la nature. Le départ est longtemps demeuré sous le signe du potentiel, sous
l’invocation rimbaldienne du « on ne part pas » pour s’inscrire dans
le domaine du rêve : « nous/ qui rêvons de partir ». On pourrait
croire alors que le rêve aurait pu suffire, que tout voyage serait interrompu dans
l’œuf par son échec prévu dans la course rimbaldienne. Le soleil ou la mer exercent
toujours une aussi grande attraction dans ces paysages de pluie :
« mais je suis mort de ne risquer/ que le voyage du regard/ et l’hiver me
traîne en exil/ dans ma propre maison ». Le poète meurt de ne pas partir
loin d’un foyer qu’il a déjà construit. Le climat vient donner aussi sa force
de résilience à ce mouvement qui ne s’amorce pas. Reprenant la métaphore de la
construction, le poète souffre : « mais comme nos vies// se lézardent
vite, qui ne débordent plus. ». Le rêve ne suffit plus à compenser
l’ennui, il lui faut davantage de réalité. On dirait qu’il manque une poussée
physique, une nécessité qui n’est pas encore suffisante : « Par
indigence/ ou distraction tu as laissé// tant de choses mourir autour de toi
[…] – et tu t’étonnes encore, tu t’étonnes// que le froid te saisisse au bras même
de l’été ». « Indigence ou distraction », c’est-à-dire la
pauvreté et la nécessité de se retourner vers soi pour assurer sa subsistance.
C’est la saison qui porte le message d’un échec. La répétition est le signe de
la survenue identique du temps qui ne change pas les choses : « Et
puis un jour vient encore, un autre jour,/ allonger la corde des jours perdus
[…] occupés à nous taire longuement […] tout un dimanche autour du cou ».
Nous retrouvons la violence de l’image, comme plus haut celle du couteau, pour
dire le déchirement du poète devant le dilemme qu’il ne parvient pas à
trancher. Le poète demeure double, d’un côté celui qui rêve de partir, de
l’autre celui qui se désole de ne pas pouvoir partir. Ce dédoublement se lit dans
le pronom pluriel : « Et nous qui de si loin/ désirions partir, nous
restons sur le seuil ». Le seuil de la maison devient aussi celui du
départ : l’imparfait exprime toute la nostalgie. Mais la maison contient
aussi la femme, vers qui s’épancher et en qui le poète retrouve son double.
b) L’amour est aussi une sorte de voyage. La femme fait partie du rêve des
départs et peut sauver de l’exil en ce qu’elle permet une communication, une
parole qui atténuerait l’angoisse, le sentiment de la faute et se restaurerait
un peu de l’enfance perdue. Elle est pour lui « un amour// qui ne ferme
pas à clef les battants/ de l’horizon, mais porte plus haut que nous/ ses
flammes dans le soir qui s’étire ». Elle participe avec lui aux rêves. Cependant,
l’amour vient rapidement contrarier le rêve des départs. Comment en effet
concilier la construction réelle d’un foyer et les désirs d’errance ? Il
s’agit d’un véritable amour qui se sent à l’étroit dans les cadres stricts du
mariage : « L’anneau d’or trop étroit pour contenir l’amour ».
L’élément féminin demeure fixe comme dans cette image de la pipe du grand-père
ornée d’une figure de proue : l’objet reste dans le lieu, réduit à son
immobilité et à sa valeur de signe d’horizons jamais atteints. L’adulte est
passé de la cuisine à la chambre, de la mère à la femme, mais cette translation
horizontale ne lui fait pas enjamber les murs de la demeure et le poète
retrouve son immobilité qui le prive de la réalisation de ses rêves. La femme devient
malgré elle une étrangère, une autre que lui, quelqu’un qu’il faut comprendre
quand déjà le poète répond difficilement à ses propres questions. L’amour à son
tour est un échec. Cet enclos de la chambre va bientôt enfermer le poète dans
son quotidien qui ne ressemble pas à ses rêves : « le jardin fermé de
notre amour/ et nos yeux d’habitude ». Et la chair alors n’est que de peu
de recours pour « Le corps de l’homme en proie à l’errance » :
« le corps est pris qui croyait prendre ». Le sentiment se lit dans
la distance ironique que le poète place entre lui et son destin. Face à ce déchirement
entre lui et l’être aimé, le poète ressent la douleur de celle qui le voit
partir sans pouvoir lui résister : « car elle est seule aussi ».
C’est donc dans un mouvement de parfaite humanité qui augmente sa douleur que
le poète chante son désespoir de rêves avortés. La femme est associée aux rêves
par l’intermédiaire de l’élément marin : « Mystère de la mer au fond
des chambre […] Mystère de la femme au fond des mers ». Le chiasme révèle
l’ambivalence de l’image de la femme.
c) La mer
Dans la géographie du poète, « la mer rendue/ au bout du potager »
est à portée de main. Elle est dotée d’une présence accessible dans sa potentialité.
Les Ardennes sont pourtant bien à l’intérieur des terres, mais combien la mer
est proche par l’imagination ! Si bien que l’enfant ou l’adolescent ne
peut que rêver partir vers des rives lointaines. Le poète va même plus loin,
puisqu’il pense qu’il appartient au destin humain de ne pas demeurer en un lieu
fixe. C’est ainsi qu’il s’identifie aux gens de mer dans un pronom
« nous » de miroir : « marins que nous sommes ici ».
On dirait que dès l’instant que l’enfant possède une filiation en rapport avec
la mer (ce grand-père et sa pipe), dès l’instant aussi où il la rêve,
l’imagination l’emporte et le poète devient réellement un marin, plus marin
peut-être que les véritables. On retrouve là le syndrome de Des Esseintes, le
héros de A Rebours de Huysmans, pour
qui un seul repas pris dans un pub près de la gare du Nord suffisait à cibler
sa soif d’Angleterre. Et pourtant ce rêve aussi est voué à l’échec :
« et la mer au fond du potager va larguer nos amarres » et laisser le
poète sur ses rives. « la mer promise qu’on n’aura vue qu’en cartes
postales » ressemble à la « vie promise », une promesse non
tenue. Alors naît un sentiment de lassitude : « A quoi bon fuir l’été
venu vers une mer/ bien à l’ancre dans son lit/ quand rester immobile au creux
du chemin semble/ une manière de navigation ». Le rêve voyage, se contente
de son propre désir et se nourrit de ses simples images de cartes postales.
Ainsi Rimbaud avait raison : « on ne part pas ». Aussi une fois
quitté le lieu, le départ rêvé prend une autre couleur : « le poète
enseveli là-bas dans le cellier// sous les pommes et les honneurs,/ a vu
juste : les plus longs voyages// ne sont que plis sur l’eau ». Malgré
l’échec de la mer, un homme survit grâce à la mémoire qu’il laisse à ses
enfants. Mais il s’agit de l’image du grand-père, donc de l’enfance qui revient
ici dire à l’adulte la perte qu’il lui faut encore subir et affronter. Reste le
souvenir de ce rêve qui s’effondre dans la mer, comme Icare.
d) Icare
Icare, comme tout mythe, peut donner place à de nombreuses interprétations.
Goffette prend les choses de biais : il ne redonne pas le mythe
directement, mais par l’intermédiaire de la poésie de Wystan Auden, et celle de
la peinture de Brueghel où l’on voit Icare chutant dans l’eau dans
l’indifférence totale du laboureur, du paysage et même du spectateur, tant
cette chute est quasi imperceptible à première vue, n’était le titre qui nous
met sur la voie. Le choix par Goffette de cette peinture, comme jadis celle de
La Tour par René Char, nous en dit long sur ce qui travaille le poète de
l’intérieur. Nous y trouvons bien sûr la nostalgie de l’idéal représenté par le
soleil, à moins que ce ne soit ce soleil noir de la mélancolie nervalienne qui
brûle les yeux de ceux qui le regardent de trop près, la sortie d’un labyrinthe
qui représente la fuite hors des quatre murs de la cuisine de province : « la
cuisine, Icare y fut aussi », et enfin la chute isolée d’Icare représente
la disparition, l’évanouissement de l’événement, notamment dans Auden. Icare
rassemble ainsi pour Goffette tous les thèmes de sa poésie : la nostalgie,
la chute et l’indifférence. Il est son plus que son propre double. En mettant
l’accent sur l’anonymat de la chute d’Icare vue par Brueghel, par cette mise en
abyme, Goffette vient nous rappeler que le poète meurt dans le vide, dans
l’oubli, ce dont lui précisément ne veut pas se satisfaire, d’où ce rappel non
directement du mythe mais d’une de ses interprétations par un artiste et un
poète : d’où ses dilectures.
III. Une écriture en partie double
Une forme de nostalgie se marque dans l’écriture par les références obstinées
du poète envers ses aînés ou contemporains et son aptitude à confronter sa
culture classique à la vie moderne et à un verbe coulant et lyrique. Elle est
aussi la marque du double, le poète se référant à un de ses maîtres s’identifie
à eux d’une certaine manière. Il n’écrit pas à « la manière de »,
mais le nom de l’artiste, peintre ou poète, tel « phare» baudelairien, et
la forme devient un masque derrière lequel le poète peut jouer plus librement.
a) L’écriture marquée
En effet, Guy Goffette, dans la lignée de Jacques Réda, entend renouer avec le
lyrisme. Non le lyrisme parfois outrancier et trop marqué des Romantiques, mais
un lyrisme critique, comme dirait Jean-Michel Maulpoix, un lyrisme double, qui
se sait lyrisme, et opte pour l’expression des sentiments dans une forme qui
les contraint à ne pas trop s’exposer. Selon une formule de Roland Barthes, le
masque a l’avantage de se montrer lui-même du doigt. Le poète ainsi est double,
à la fois lui-même, et à la fois ce masque qu’il porte. L’usage de la forme
demande donc au lecteur une attention soutenue pour pouvoir lire derrière ce
masque l’expression lyrique dans son origine. Encore cet exercice est-il rendu
plus difficile par l’emploi d’une langue simple, de mots de tous les jours et
une syntaxe fluide (et on pourrait relever les références, de Verlaine à
Follain). Le poète préfère « les mots de rien, de peu ». Si le
vocabulaire est aisé, son agencement relève d’une élaboration raffinée :
c’est le masque. Le poète emploie des formes bien connues comme le sonnet ou
d’autres qui sont plutôt des registres : ode, fantaisie, éloge, élégie,
chanson, prière, « Lettre ». Il invoque même les Muses, allégories
depuis longtemps perdues de vue par tous les poètes depuis un siècle ! Un
peu à la manière d’un Alfred Jarry, Guy Goffette s’amuse avec « la muse en
tablier […] philtre des deux amants », Muse qu’il affuble d’un accessoire
de cuisinière, d’une alchimie poétique, avec la référence, de surcroît, au
roman qui voit Tristan quitter Iseut. Tout est double dans cette écriture. Dans
la conscience qu’il a de cette référence aux formes fixes, le poète se délecte
d’en faire même un « art poétique » : « La montée au sonnet
(pour un art poétique) » critique le classicisme, les chevilles, la
césure, le clair de lune. Le jeu de mots (« La Montée au sonnet ») indique
avec clarté que cet art poétique n’est pas donné d’avance mais qu’il est œuvre
de travail, d’une part et que, d’autre part, le sonnet représente encore pour
un poète contemporain une forme d’excellence, une voie privilégiée. Mais bien
sûr il s’agit d’un sonnet modernisé, double, qui se regarde lui-même être ou ne
pas être sonnet. Une autre manière de se cacher, d’être double, c’est de
montrer avec ostentation ceux que le poète s’est choisi pour maîtres en art, poétique
ou pictural : ainsi se multiplient dans l’œuvre les noms de poètes qu’il
apprécie. Ce sont pour la plupart des poètes contemporains (mais comment ne pas
nommer Verlaine qui fera l’objet d’une étude à part entière Verlaine d’ardoise et de pluie,
Gallimard, ou Auden, ce poète anglo-américain dont il a récemment préfacé
l’édition d’un choix de poème dans la célèbre collection poésie de ce même
éditeur). Dans la lignée de Réda, on citera Cingria ou Follain, Queneau,
Thomas, peut-être Larbaud ; dans le domaine des aînés nous trouvons Valéry
ou Mallarmé. Une certaine prédilection pour des poètes étrangers : Hölderlin,
Ritsos, Mandelstam, Leopardi, Pound, Pavese, Pessoa et Saba. Enfin si nous
remontons aux origines, nous lirons les noms de Du Bellay, Dante et Homère.
Cette liste donne à entendre ce qu’il y manque. Dans le domaine contemporain
nulle trace de Breton, d’Aragon, d’Éluard, de Char, de Guillevic ou de
Bonnefoy ; dans le domaine étranger nous ne trouverons pas Shakespeare, et
parmi les anciens aucune trace de Virgile ! Ces « dilections »
donnent des indications sur les prédilections du poète qui semble préférer un
expression souple et simple, une expansion pas trop resserrée, une poétique
d’un lyrisme diffus et aux contraintes biaisées. Goffette donne à ces masques,
à ces poèmes, le nom de « dilectures ». Quel sens faut-il donner à ce
terme ? On pourrait « dix lectures » de poètes. Il vient de
prédilection, le fait d’aimer, mais le préfixe semble lui donner une
connotation négative, comme une déviance, un dévoiement, celle qu’il fait subir
à la forme, ou ce dévoiement de soi qu’est cette forme d’hommage. Mais sans
conteste, les deux figures majeures qui assistent à l’éclosion du poète, sont
par double proximité géographique et intellectuelle, celles de Rimbaud et de
Verlaine. Ces poètes sont présents pour évoquer les paysages et la modernité.
Ce qui n’empêche pas Goffette de s’amuser avec Rimbaud dans ce « Blues à
Charlestown » dans lequel il cache le nom de Charleville derrière sa
traduction approximative en anglais, repris de Rimbaud lui-même : c’est
encore un double qui parle, Goffette à travers Rimbaud. Ce « Blues à
Charlestown (vieux dizains) », reprend la révolte de Rimbaud :
« merde, merde, merde/ à l’atone éternité des provinces ». Ce Blues,
qui est moderne ici, entretient des rapports curieux avec des « vieux
dizains » que Rimbaud avait en horreur, notamment ceux de François Coppée.
Goffette relie deux modernités en associant Rimbaud au jazz, mais son écriture se
situe à mille lieues des avancées du modernisme actuel, de la performance, du
spatialisme ou encore du telquelisme. Goffette voit donc double : d’un
côté une modernité, de l’autre un quasi retour aux classiques. D’où la
difficulté : par où prendre ce masque pour dévoiler la véritable identité
du poète ? Nous le voyons bien ici, avec Rimbaud, il s’agit de la
véritable nostalgie des départs issus de l’« atone éternité des
provinces » où l’allitération en « t » rend plus prégnante encore
le sourd martèlement. Guy Goffette ne peut se défaire de sa culture qui
s’attache aux « vieilleries poétiques », comme les appelait Rimbaud :
« Ô Poésie vieille entêtée ».
Goffette n’est pas ennemi d’autres modernités avec lesquelles il éprouve un
certain plaisir à jouer ; voir ainsi ses « Manœuvres, répétitions »
dans le style oulipien « La lecture à Metz », le néologisme de
« déchant ». Simplement, il sent bien qu’elles ne sont pas là sa
vraie voix, qu’elles ne sont qu’un masque de plus et que le principal est
ailleurs. On s’en rendra compte dans La Vie promise dans lequel on trouve le titre
un peu romantique de « Un peu d’or dans la boue », suite de dix poèmes
sur le même moule : trois quatrains et un vers isolé. Toujours par un
double système, Goffette associe tradition et modernité. L’une lui apporte le
masque derrière il peut cacher un lyrisme qui aurait tendance au débordement,
l’autre lui permet précisément ce débordement contrôlé, cette mise en scène de
la nostalgie.
b)L’écriture moderne ou art poétique
« enfin débarrassé de la bonbonnière poétique et de l’albumineuse prosodie »,
le poète va pouvoir se construire une poétique propre qui ne lui soit pas
imposée par l’école ou l’université. La critique qu’il émet à l’encontre de la
tradition prosodique range celle-ci au rang des accessoires de salon bourgeois
avec sa « bonbonnière » ; plus encore, elle renvoie au sentiment
du beau, peut-être même du baroque. Mais n’est-ce pas être baroque que de
porter au masque ? Quant à l’« albumineuse prosodie », elle
renvoie à la maladie, et Goffette avoue ici à demi-mot qu’il est difficile de
se défaire d’un mal qui le ronge intérieurement : c’est pourquoi sachant
cette remontée toujours possible des choses acquises comme une seconde nature,
le poète travaille à user des formes classiques qu’il détourne de leurs propres
moules : c’est une façon de se trouver bien entre quatre murs (nous rappelons
ceux de la cuisine) en même temps que de contester une tradition qui ne lui
convient plus.
Cette manière de faire peut s’apparenter à la démarche du crabe, si on me
permet l’expression. Du reste elle m’est appelée par le poète lui même :
« J’avance de profil » : « parler de travers […]
l’important est de se laisser faire/ par ce qui passe et de ne rien
brusquer ». Parler de travers, c’est employer des formes pour leur faire
dire autre chose, car une forme parle, elle dit la tradition et toute
l’idéologie qui vient avec elle, celle du bien, du beau et du vrai. Rien de tel
ici, puisque la forme détournée subit le traitement de l’ironie qui fait exploser
ce carcan mental et prosodique. C’est de cette manière que le poète se laisse
aller à l’inspiration sans aucune préparation, sans aucune science préétablie.
Mais nous savons bien qu’il nous ment : nous venons d’analyser comment
rien n’est moins naturel qu’un poème de Goffette. Alors pourquoi ce
mensonge ? Ce n’en est pas tout à fait un si l’on veut bien considérer que
le naturel n’existe pas, qu’il ne peut pas exister dès l’instant où l’éducation
et les lectures ont fait leur travail de formatage. Pour Goffette, « se
laisser faire », comme il le dit, veut tout simplement dire répondre aux
Muses qui l’ont enchanté dans sa jeunesse : nous revenons à l’appel de la
nostalgie. « ne rien brusquer », c’est aussi une leçon de Pierre
Reverdy dont Goffette ne parle jamais mais qui n’est pas loin de sa propre
manière. C’est aussi un retour à la notion d’inspiration, de grâce : un
poème ne se construit que si l’idée ou la nécessité s’en fait sentir. Pas de
poème de circonstance, donc, mais seulement ceux qui sont liés par une forte exigence
intérieure, et à partir de ce moment, nous sommes dans le moderne, dans le sens
où un poète est un être de feu qui n’existe que par et pour la poésie, dont
l’existence n’a de sens que dans l’expression poétique du moi et dont le
lyrisme est la seule manière qui puisse lui ouvrir l’accès à l’être. Son art
poétique, Guy Goffette le résume : « le paradis est l’affaire de
quelques mots// qui chantent, chantent encore quand morte est la chanson ».
Ces vers ne sont pas sans rappeler ceux de la chanson de Charles Trenet
« longtemps après que les poètes ont disparu ». Et je reprends à
dessein le terme de chanson donné par le poète et venu sans doute de Verlaine.
Pour un poème, il faut quelques mots qui chantent : c’est l’affaire du
travail, car tous les mots mis ensemble ne chantent pas naturellement ; la
chanson, même poétique, n’est pas naturelle. Ce qui étonne, ici, c’est le mot
paradis. Vient se glisser là, et sans doute pas par hasard dans l’expression de
l’art poétique, une notion religieuse. Le mot est bien mis ici pour faire sens.
Mais là encore il s’agit de la tradition, de la culture (les romans du poète
nous indiquent suffisamment quelle éducation religieuse il reçut). Mais l’accepter
est une autre chose, elle devient une métaphore pour exprimer la réussite du
poème qui pourrait chanter une fois le poème oublié. Si la référence à Trenet
n’est pas absolument fausse, la disparition élocutoire du poète, comme disait
Mallarmé, demeure un idéal poétique, non dans le poème lui-même, quoique le
« je » soit toujours un autre », mais davantage dans la mémoire
des lecteurs. C’est ce à quoi rêvent les poètes : devenir un nom, qu’un de
leur vers demeure comme un proverbe et devienne ainsi partie du patrimoine de
la langue, ce qui est arrivé par exemple pour Marcel Thiry avec son « Ton qui
pâlis au nom de Vancouver », ou mieux encore ceux dont on ne connaît pas
même le nom ni même le vers qu’il nous ont laissé. « Passant, nul, à
peine, rien […] le poème an-/ nule ton passage dans l’air aride et le
sauve » « que le chant te revienne/ et détourne enfin/ avec la poigne
de la nuit/ le cours forcé/ de ta biographie ». Il est nécessaire de
chanter sa douleur et sa nostalgie, son exil pour que l’écho –ce double- en
revienne dire au poète qu’il a existé un moment dans ce chant. C’est son unique
viatique. Le poète ne vit que dans son verbe.
Ainsi le poète vit-il en double, à la fois par sa culture classique et par son
usage moderne : cette pratique révèle en lui une double personnalité, un
double qui l’obstine, un peu à la manière d’un « frère » d’Alfred de
Musset. « Celui/ qui marche dans mes jambes […] qui dit je// avec la
bouche d’un autre ».
Guy Goffette est parfaitement conscient de cette présence du double chez lui.
En témoigne certain vers : « nul n’échappe à son visage véritable ».
Il connaît le masque qu’il porte et l’impossibilité d’échapper à la vérité de
ses propres traits cachés. Mais au vrai, ce masque devient parfois trop lourd à
porter et le poète, le soir, se plaît à ôter cette seconde peau qui le
gêne : « retrouver enfin son visage dans la glace depuis des siècles
dans la chambre du peintre ». Le miroir nous restitue parfaitement l’image
du double mais plus intensément ici, deux thématiques se font jour : celle
de l’éternité, et celle de la peinture. L’éternité, les siècles, sont ceux de l’histoire,
celle de l’art qui exprime les sentiments des hommes depuis le début des temps.
Rien n’est plus naturel pour un poète que de vouloir accéder à cette éternité,
comme on l’a vue du paradis. La référence à la peinture est bien sûr
directement en rapport avec le thème du double, notamment quand le peintre de
référence est Rembrandt aux multiples autoportraits. Le tremblé de la brosse
sur la toile répond au tremblement que fait subir le cœur à la plume. Le poète
tente parfois de faire bouger les lignes comme dans ce poème intitulé
« Variations sur une montée en tramway (d’après une photo de J.-H.
Lartigue, 1900) ». Donner du mouvement à ce qui est fixe, c’est tenter de
donner de la liberté dans la forme et de retrouver par là le premier moment qui
a donné naissance à l’objet d’art.
C’est aussi essayer de se souvenir de cet enfant Icare dont les rides dans
l’eau ne doivent plus passer inaperçues au risque de l’oubli qui signifierait
véritablement la chute définitive de l’ange, de l’enfant dans les rêves du
poète et des hommes.
© Bernard Fournier
Guy Goffette dans Poezibao :
Note
bio-bibliographique fiche
de lecture Auden ou l’ombre de la baleine, extrait
1, extrait
2, extrait
3, extrait
5, rencontre
autour d’Auden avec Guy Goffette et Michael Lonsdale, "Lecture" poétique 1, "Lecture" poétique 3, "Lecture" poétique 5, "Lecture" poétique 6, "Lecture" poétique 7, "Lecture" poétique 8
*Bernard Fournier collabore au magazine Aujourd’hui Poème. Il a publié en revue des
études sur Nohad Salameh, Pierre Oster, Frédéric-Jacques Temple et Sylvestre
Clancier. Il est l’auteur de deux essais, Le Cri du chat huant, l’Harmattan,
2002 (sur le lyrisme chez Guillevic) et L’Imaginaire chez Marc Alyn, en 2004.
Il a publié un recueil, Marches, à la Librairie-Galerie Racine en 2005.
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