James
Sacré, Âneries pour mal braire,
éditions Tarabuste, 2006, et Broussaille
de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage), éditions Obsidiane,
2006. Une double lecture proposée par Tristan Hordé

Dans
ces deux recueils de James Sacré, la représentation de la réalité et le
matériau de l’écriture sont au centre : que fait-on lorsque l’on écrit à
propos d’un âne ou de paysages, que transmet-on au lecteur ? quelles
différences établissent un partage entre poésie et prose ? Âneries pour mal braire comprend cinq
textes écrits à des périodes différentes, avec trois lieux, l’Espagne, les
États-Unis et le Maroc. L’âne, les différents ânes plutôt, n’y sont pas
rencontrés mais apparaissent en photo, sur des dessins d’enfants, en carte
postale ou (et qu’en reste-t-il ?) sous la forme d’une dent. Il s’agit de
suivre ce qui passe d’un âne à son image plus ou moins fidèle, puis aux
phrases. Le résultat ? une méditation mélancolique sur ce qu’est la
réalité et, du même coup, sur le temps : « on se souvient de pas grand-chose » (p. 15), « on oublie ». Cependant, l’image des
ânes et de leurs lieux de vie rappelle à la mémoire les moments de l’enfance à
la ferme, en Vendée – quatrième lieu bien particulier, celui du souvenir.
L’image rapporte également à l’activité de l’animal et des hommes : les
ânes « ont peut-être encore la tête
emplie du travail d’âne que faisaient leurs ancêtres » (p. 56), et la
torsion de la dent ramène James Sacré à la torsion du linge que l’on essorait
dans le lavoir où allait sa mère. Le texte se construit dans le va-et-vient
entre l’image (la photo, le dessin) ou l’objet (la dent) et l’évocation de la
vie quotidienne, contemporaine ou non – « [...] si les mots vont pas dire / Quelque chose du monde ou de ça / Qu’est le
poème ? (p. 81).
Broussaille de prose et de
vers est un texte
continu où le lecteur, souvent interpellé, suit le narrateur au Maroc, en Espagne et aux
États-Unis, mais aussi en Italie, mais toujours dans les lieux de
l’enfance. L’âne est encore présent : au Maroc, on entend « le léger piétinement d’un âne […], attelé à une petite charrette » ;
il est ici prétexte à une interrogation sur le lien entre ce qui est vu, noté dans
un carnet, repris dans le recueil, et ce que l’on appelle
"poésie" : « tout ça
quel intérêt, ça va quoi me dire à propos de la poésie ? ». Cela
me dit, à moi lecteur, que la poésie n’est pas plus exposition de sentiments
(en tout cas, pas seulement) que jeu dans la langue (en tout cas, pas
seulement), mais a affaire avec la matérialité des choses, des mots. C’est
pourquoi, ici comme dans les autres recueils de James Sacré, revient un
thème : qu’est-ce qui permet le mieux, pour le lecteur, d’apprendre ce
qu’est tel âne, tel paysage ? une photographie, les indications d’une
carte ou la description – sachant que le regard n’est pas sans mémoire ?
Difficulté de dire, on en reste toujours au « mal braire », à la « broussaille »...
À cela s’ajoute le refus, qui s’inscrit dans une longue tradition, de tracer
une frontière entre prose et poésie, refus constant chez James Sacré (1)
et clairement exprimé ; citons longuement :
« Le paysage me donne-t-il [...], selon
le moment ou le lieu, de la prose ou des vers ? On pourrait dire que la
seule différence entre la prose et les vers est celle-ci : la prose
s’écrit dans une évaluation mesurée de ses phrases (parfois un livre, on le
sait, pourra n’être qu’une longue phrase) et les vers se mesurent sans qu’on
tienne compte des limites de phrases. Mais cette différence n’est pas
pertinente pour définir nettement la prose par rapport au vers : un livre
peut aussi n’être qu’un long verset qui laisserait par exemple une seule phrase
en suspens au milieu, ou au tiers de la dernière de ses lignes. Un poème peut
être un ensemble de vers courts qui correspondent à autant de phrases courtes.
Et donc si la fin du seul verset composant un gros livre coïncidait avec la fin
d’une phrase on ne saurait affirmer pour autant qu’il ne serait pas un vers. En
fait il n’y a sans doute pas de différence fondamentale entre prose et vers. Et
c’est pourquoi le paysage ne me donne que de l’écriture (vocabulaire et
prosodie), ça n’est que moi qui, par une sorte de paresse ou d’incapacité,
persiste à dire que j’écris en prose ou en vers, alors
Que tout simplement j’écris,
Et c’est peut-être dire
Que tout ce qui est prose est également vers, et que les
vers sont aussi de la prose.
Mais il y a l’histoire de la littérature, les façons de
comprendre les choses, de les construire pour les besoins de l’époque, de
choisir, de gérer, de s’en foutre ou bien de calculer ce qu’on dit ou fait pour
de vaines prétentions ou des intérêts immédiats, et donc on parle de prose ou
de vers. » (p. 75-76)
(1) Poèmes
(prose et vers) et réflexions sur la poésie se mêlent dans La poésie, comment dire ? (André Dimanche, 1993).
©Tristan Hordé