En écho à la recension par Olivier Goujat du livre de Jean Daive, Anne-Marie Albiach, l’exact réel
Dialogue épisodique
sur la prise de conscience
ou les reliefs du regard
(Heinrich von Kleist, Les Marionnettes)
La matière
inerte effleure le sol, puis remonte en dépit de la loi de la pesanteur :
la marionnette se déplace dans cette droite au-dessus du sol, qui la libère de
tout poids, sous l’œil rêveur du danseur –tandis que celui qui manipule les
fils danse, suivant de ses doigts le centre de gravité de la poupée dont les
membres en toute liberté effectuent diverses courbes, dans le sens du mouvement
de la danse, déplacement qui semble un défi à l’arbitraire. Cette légèreté
viendrait de l’air, d’une arithmétique ou d’une algèbre du mouvement, amenant
cette densité oscillatoire dans le déplacement ; la matière ignorante de
toute prise de conscience et de toute interprétation donne à la danse un
déplacement graduel de la fragilité et de la grâce suprême : il n’est plus
d’endroit où l’âme intervient comme une tache, pesante au repli du coude ou au
creux des reins d’un danseur.
Ici, l’épure inerte dénie toute l’affectation, fruit vénéneux d’une science des
gestes, et bientôt l’automate désiré par le danseur ne saurait tarder à survenir,
se survivant à lui-même dans ses circonvolutions toujours justes et où la grâce
le rendra pur de toutes élaboration corporelle.
Un élément du sol s’évade ; le sol sur lequel le danseur revient sans
cesse en dépit de ses efforts disparaît pour la marionnette qu’une ligne
d’horizon maintient dans la perspective de l’air.
Ainsi le fruit de l’arbre de la connaissance est pervers à celui qui le prend : le regard diffuse une conscience mortelle, insinue une paralysie de la grâce. Sans doute, pour pallier ce regard inquisiteur et perdu dans son savoir, faudra-t-il goûter une seconde fois au fruit de la connaissance.
Le jeune homme qui se contemple dans le miroir perd peu à peu son corps, après avoir pris conscience de la grâce et de l’élégance de ce corps adolescent : en vain le recherchera-t-il dans des gestes désormais aveuglés. L’escrimeur le plus fin trouve plus fort que lui chez un ours blanc qui ne prend même pas la peine de parer les feintes : ainsi environnés de l’innocence de la matière, le danseur et son interlocuteur évoluent-ils dans la disgrâce du savoir, admirant cette ligne fragile le long de laquelle évoluent les marionnettes et leurs simples fils.
« Seul un dieu pourrait se mesurer avec la matière »
bio-bibliographie d'Anne-Marie Albiach
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