Avec mes remerciements à Olivier Goujat pour cette recension
LÀ : DIALOGUE, LÈVRES JOINTES
L’abord de ce
nouveau livre de Jean Daive formule une étrangeté, effet singulier d’une
signature. Il réunit, après un essai de l’auteur, cinq entretiens avec
Anne-Marie Albiach. Le nom de celle-ci ne se tient pas à côté de celui de Jean
Daive sur la ligne d’auteur, mais, en lettres capitales, comme sujet du livre,
sur la ligne de titre. Jean Daive est bien le maître de cérémonie d’un livre
qui compte dans le temps, et nous conte le temps d’une rencontre. Il s’agit du
premier opus de l’œuvre d’interviewer d’un homme de radio[1], qui
donna cinq fois à entendre, de juin 1978 à janvier 2003, la voix d’Anne-Marie
Albiach. Cette voix manque à la parole restituée du livre. Les rires
d’Anne-Marie Albiach, si présents dans l’entretien sur Bataille, sont inscrits
entre des parenthèses dont la ponctuation établit une équivalence dans la
perte. Mais Jean Daive, par son introduction, restitue au livre une évocation
de la voix : « (…) une blessure ou un frisson. C’est une voix fatale.
Craintive. Apeurée. Chuchotée. Haute. (…) Cette voix est derrière la
tête. »[2]
Dans son
introduction au titre d’énigme (« Le poème pourquoi en sait-il plus que
les mortels ? »), Jean Daive relate une rencontre, la venue
d’Anne-Marie Albiach et de Claude Royet-Journoud chez lui, au milieu des années
soixante, après la parution de Décimale
blanche, dont la lecture est la « boîte noire » d’État : « Ils sont là. »[3] Le
soin à établir la présence du poète, la prégnance des habits, de la chevelure
ou du teint, donnent aux anecdotes rapportées une nécessité qui les élève au
statut de scènes primordiales : ainsi, un repas partagé devient-il, baigné
de fous rires, une étrange scène d’écriture à quatre mains, dont l’enjeu se
situe entre la quadrature du cercle et la circulation des cadres. Un dialogue
commence à partir du livre, incessant, « à bouche fermée ». Dans le
métier d’interviewer, il faut ouvrir l’entretien, tracer des directions, lancer
et relancer le questionnement. Il faut aussi se taire, forcer le silence pour
offrir l’écoute. Si en premier lieu Jean Daive nous donne à entendre Anne-Marie
Albiach parler de son travail (État,
« H II » linéaires, « Le voyage d’hiver » et plus tard Mezza Voce, Anawratha, « Figures vocatives », Travail vertical et blanc, L’EXCÈS : cette mesure), d’autres entretiens prennent pour objet l’œuvre
d’écrivains (Samuel Beckett, Georges Bataille) qui deviennent le centre d’un
dialogue où les voix s’équilibrent, où les lectures s’épaulent, s’aiguisent,
brouillent entre l’un et l’autre la ligne de partage. C’est que le lieu ouvert
par la rencontre crée le réel, en est
l’exactitude : « Anne-Marie
Albiach est là. »[4]
Les entretiens
ponctuent de leurs dates une longue trajectoire : 1978, 1990, 1997, 2003.
Ils répondent le plus souvent à une commande de l’interviewer : relire
Beckett, Bataille ; relire Mezza
voce. Cette « commande » est, à la lettre, une sollicitude. Jean
Daive accompagne pas à pas, mot à mot la démarche d’Anne-Marie Albiach, il la
devance même parfois, l’entraînant sur son propre terrain de lecture, d’écoute.
Chaque œuvre nouvelle relance l’opération de lire, la complète ou la
bouge : État est une
« partition », une « abstraction théâtrale » ; Mezza voce a un sens musical, ouvre
« une scène », « une fiction » ; L’EXCÈS : cette mesure impose sa verticalité,
convoque le vertige et la chute. L’étude de la ponctuation d’État qu’a menée Jean Daive dans Un transitif[5] le rend
particulièrement sensible à la presque disparition de ces signes dans
l’EXCÈS : cette mesure :
JEAN DAIVE. – Pourquoi ? C’est la verticalité qui fait fonction de
ponctuation, incite à la chute ?
ANNE-MARIE ALBIACH. – Tout à fait. (Rire.)
Tout à fait. C’est la verticalité qui fait fonction de virgule, de point ou de
point-virgule. (Rire.)[6]
« S’il est un
lieu fermé, il suffit de l’ouvrir avec une tenture drapée d’azur et d’or. S’il
est un lieu vide, il suffit de le couvrir d’un luxueux dallage »[7]
explique Jean Daive en commentant – et ce commentaire se situe à l’endroit
exact du plus rigoureux silence de l’auteur – Décimale blanche, le trait d’union qui expose les deux poètes à se lire et à se lire en
écrivant ; mais ce commentaire est un préalable à celui des livres de son
invitée. Les lieux d’entretien ont certes leur importance, que le livre ne
laisse pas au hasard – Paris, Maison de la radio ; Neuilly-sur-Seine, rue
Borghèse, rue de l’Hôtel de Ville. Mais le lieu que met en place Jean Daive est
agencé avec un souci de la géométrie et de l’apparat tel qu’il en vient à
susciter une parole outre l’enfermement. Et Anne-Marie Albiach ne parle pas de
ses livres et de ses lectures du bout des lèvres. Elle expose son travail de
lecture et d’écriture comme un travail sur soi, sur le corps, dans le temps. Il
n’y a pas de « thème » (dire
est athématique) mais « (…) on pourrait tout ramener à la préoccupation du
langage en soi, dit à travers le désir. »[8] La
suppression du thème supprime le réel afin de le dépasser, c’est-à-dire de
toucher du doigt le point exact de jointure qui nous y expose. Une telle
expérience ne peut avoir lieu que dans la distance (le jeu, le « ne me
touche pas ») procurée par l’écriture, dans l’anonymat des pronoms (il,
elle, ils, elles) et des vocables qui occupent la scène. Le corps « avec
des blessures, des parures, le souffle »[9], la
mémoire, la voix, le chant, la chevelure sont investis dans le livre-théâtre où
ils sont l’objet de la terreur, d’une violence, d’une cruauté amplement
soulignées par l’auteur. Car une menace pèse, qui n’est pas toujours mise à
distance. Les entretiens portent autant sur les livres que sur l’intervalle qui
les sépare ; et l’absence d’écrire est aussi le métier d’Anne-Marie
Albiach. L’angoisse vécue aliène le plaisir. Si le lyrisme est
« l’ouverture » (le « plaisir », la
« jouissance ») qui permet à l’écriture de se précipiter, celui-ci ne
peut-être que « froid », freiné, « mis au carré » :
ANNE-MARIE ALBIACH. – (…) je veux garder un lyrisme froid, c’est-à-dire
un lyrisme…
JEAN DAIVE. – …contrôlé ?
ANNE-MARIE ALBIACH. …contrôlé, entre guillemets, en italique, avec des
blancs.[10]
« Le vers est
amoureux »[13], dit-il un peu plus loin,
et ces mots établissent la loi qui dicte au vers son état sur la
page-partition, la page-théâtre, ou encore la page-verticale : le lyrisme
de l’écriture entraîne physiquement dans sa chute : il tombe, brûlé
d’émotion ; il est « tension », « menace » pour le
corps qui prend alors une dimension sacrificielle et se trouve démembré jusqu’à
« l’éclatement »[14]. À
cet excès « (…) qui brûle (…), qui est l’envers d’un texte
construit »[15] s’oppose une mesure faite
d’une rigoureuse élaboration autour de laquelle Anne-Marie Albiach convoque les
nombres, la géométrie, la ponctuation et tout un vocabulaire musical. Le
démembrement du corps dans la chute est constamment contrecarré par tout ce qui
contient, prévient, établit, équarrit et qui reste indissociable du mouvement
effrayant et jouissif de l’écriture : « (…) il n’y a pas de construction
sans feu. »[16]
Après Le théâtre du poème[17], de Jean-Marie
Gleize, ce nouvel ouvrage offre une approche inédite et nécessaire, parce que
dialoguée au plus près, de l’œuvre d’Anne-Marie Albiach. Livre rare qui réunit
deux poètes et deux lecteurs dans un lieu déréalisé puis rétabli à l’aide d’un
sol en damier et d’une tenture, ANNE-MARIE
ALBIACH L’EXACT RÉEL, ou L’Atelier[18] de Jean Daive,
nous donne à lire la nudité d’une voix dont le rire éclate comme une parure.
©Olivier Goujat
[1] Inventeur
d’inimitables revues Fragment, Fig.
et Fin, Jean Daive accueille ou
suscite les textes et la présence – même photographique – d’Anne-Marie Albiach
de 1970 jusqu’à aujourd’hui ; il y accorde également une place importante
aux entretiens, souvent préalablement radiodiffusés, qu’il a menés avec des
écrivains (Robert Creeley, Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud, Francis
Ponge) ou des artistes (François Barbâtre, Mario Merz, Rémy Zaugg, Balthus,
Raymond Hains), ainsi qu’avec le philosophe Toni Negri et Paul Zukovsky, violoniste,
chef d’orchestre et compositeur, fils du poète Louis Zukofsky. Par ailleurs,
dans La Condition d’infini, la figure
du dialogue est récurrente – elle instruit et construit des sections entières
du roman – qui met en fiction des rencontres réelles avec Paul Celan, Raul Rauschenberg ou encore Marcel
Czermak.
[2] Jean Daive, Anne-Marie Albiach l’exact réel, p. 8.
[3] Op. cit., p. 7.
[4] Op. cit., p. 18.
[5] Jean Daive, Un transitif, Spectres familiers, 1984.
On trouve à ce propos dans l’introduction au dernier livre de l’auteur de
nouvelles indications, par exemple p. 13.
[6] Jean Daive, Anne-Marie Albiach l’exact réel, p. 104.
[7] Op. cit., p. 9.
[8] Op. cit., p.23.
[9] Op. cit., p.57.
[10] Op. cit., p. 51.
[11] Op. cit., p. 65.
[12] Op. cit., p. 11. On trouve à ce sujet dans Fig. 3 (1990) une lettre d’Anne-Marie Albiach à Jean Daive, datée
d’octobre 1968, qui tente « d’expliciter – l e déchirement dans l’acte
d’écriture (…) entre la pulsion et la pulsion qui se veut systématisée afin de
sécurité d’écriture. » (cf. op. cit. pp. 19-22).
[13]
Op. cit., p. 14.
[14]
Op. cit., p. 25.
[15] Op. cit., p. 107.
[16] Op. cit., p. 108.
[17] Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème vers Anne-Marie Albiach, éd. Belin, coll.
« L’extrême contemporain », Paris, 1995.
[18] Allusion à L’Atelier de Vermeer, revu par Jean Daive, cf. Anne-Marie Albiach l’exact réel, pp. 18-20.
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