A l'occasion de la sortie de ses deux derniers livres, Dormans
(poésie/Flammarion) et L'Enfant et le
Soldat (La Table ronde), Marie Etienne s'entretient avec Jean-Baptiste Para
(1).
De la poésie à la prose
Jean-Baptiste Para (JBP) : Vous évoquez dans Dormans une légende qui s'est répandue à la fois dans le monde
chrétien et musulman, celle des sept dormants d'Éphèse, qui était très chère à
Louis Massignon. J'aimerais savoir pourquoi elle vous a intéressée.
Marie Etienne (ME) : En fait je suis partie d'un vers d'Oscar Milosz,
qui évoque "la montagne des dormans", écrit sans t. De là je suis
passée aux sept dormants d'Ephèse et aux sept dieux de l'Armorique...
« En 252 sept employés aux écritures du palais impérial, se réfugient
dans une grotte, sur un mont, près d'Ephèse, pour ne pas sacrifier aux idoles.
On les y fait murer sur ordre de Dèce, qui gouverne l'empire....»
JBP : Le pouvoir d'attraction qu'exerce sur vous cette légende ne tient-il
pas au fait qu'elle se situe aux confins de l'historique et du légendaire ?
ME : C'est vrai. A propos d'un autre texte de Dormans, qui a trait aux Japonais, j'aimerais expliquer la manière
dont je passe du mythe à l'histoire. Comme on peut le lire dans L'Enfant et le Soldat, les Japonais ont
une place décisive dans ma vie. La première fois que j'ai écrit à leur sujet,
c'était dans un poème, en 1986, ils n'y apparaissaient que comme figures
mythiques et n'étaient pas nommés, sinon par "Les Barbares". A leur
sujet, à d'autres, j'ai peu à peu eu besoin d'être plus explicite, de
fréquenter l'histoire, et d'entrer dans la prose. Je crois que le mythe est à
la poésie ce que l'histoire est à la prose.
ME : Oui, parue dans le dernier numéro de la revue Formes Poétiques Contemporaines, consacré à la prose envisagée sous
l'angle de la poésie.
« Faire profiter la prose de l'acquis poétique, se poser la question de
savoir comment passer d'une technique peu à peu adoptée, affinée pour le vers
et la strophe, à la phrase, au chapitre, comment étendre par exemple les règles
du sonnet à un roman entier, voilà ce qui m'enchante.»(2)
JBP : Ce qui vous intéresse, ce n'est pas le poème en prose ni le roman
traditionnel...
ME : Ce serait plutôt « une expédition vers la vérité » (3), la
tentative d'élucider un mystère. Je me sers de mon intelligence, de ma rationalité
plutôt que de mon affectivité, et de la prose plutôt que de la poésie pour
sortir du magma douloureux du passé, annihilant parfois au point qu'il empêche
de vivre. Je suis en outre une nostalgique de la totalité.
ME : C'est vrai, mais aussi d'une parole qui saisirait d'un coup ce
qu'on est, ce qu'on sait, ce qu'on aime, ce qu'on vit parmi les autres.
ME : Le modèle absolu de cette prose différente est pour moi l'Angélique de Gérard de Nerval.
JBP : Dans plusieurs de ses œuvres, Nerval, pour ne pas tomber sous le coup
d'une loi qui interdisait de publier de la fiction dans les journaux sous peine
d'amende, est sorti de la stricte fiction romanesque et a inventé quelque chose
de neuf. On assiste en somme à la rencontre du génie et de l'arbitraire
administratif.
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Un moment oublié de
l'histoire d'Indochine
JBP : Avec L'Enfant et le Soldat
on découvre un épisode peu connu de l'histoire d'Indochine, à laquelle vous
mêlez celle de votre vie à son début. Alors que le roman historique était
autrefois comparable à un grand fleuve, trouvant l'un de ses plus hauts
accomplissements dans Guerre et Paix
de Tolstoï, vous avez agencé votre narration comme un miroir brisé dont il
s'agit de recomposer les morceaux. Dans certaines séquences, le roman s'invente
avec la liberté du poème, à d'autres moments il répond d'abord à une obligation
éthique très forte.
ME : Effectivement, le livre est construit autour de l'année 1945. A
cette époque, les Japonais, acculés à la défaite par les Alliés, décident, en
Indochine, dans un dernier sursaut, de massacrer les militaires français dans
leurs garnisons, car ils craignent d'être pris en étau entre un débarquement
américain au sud et les forces alliées à la frontière chinoise.
JBP : Vous introduisez dans ce récit une distance que je qualifierais de
passionnée car elle est riche d'un engagement personnel très fort, et en même
temps elle est dénuée de parti pris. Vous aspirez à une compréhension globale
de la situation, notamment dans les passages où vous évoquez les procès des
Japonais condamnés pour crimes de guerre. Vous me faites penser, en tant
qu'écrivain, au personnage de l'interprète dans Le Soleil, le film de Sokourov sur Hirohito, vous vous situez,
comme lui, entre plusieurs mondes. On a le sentiment que ce livre a été écrit pour
acquitter une dette.
Un devoir de mémoire
ME : J'avais besoin de faire connaître aux autres, et d'élucider pour
moi-même des évènements restés dans l'ombre. Il faut faire amitié avec son
ignorance et organiser l'inconnaissable. Ce que j'ai tenté, mais je suis loin
d'avoir tout compris.
Et puis je suis blessée que ce moment de l'histoire d'Indochine soit à
ce point méconnu, de l'indifférence de la France vis-à-vis de ceux qui y
vivaient, Français et Vietnamiens. C'est pourquoi je me sens davantage du côté
des colonisés que des colonisateurs.
Étrangement, quand j'ai écrit mon livre, c'est aux Japonais que je me
suis intéressée, il faudrait que j'en écrive un autre qui serait tourné vers
les Vietnamiens. Avec les Japonais, j'avais des rapports de terreur mais aussi
d'amour. Peut-être qu'un jour j'écrirai quelque chose sur les Vietnamiens à
partir de la figure d'Ho Chi Minh. Ou sur les femmes françaises qui se sont
retrouvées seules avec leurs enfants dans un pays étranger et en guerre, et qui
ont accompli des exploits, comme ce groupe qui a traversé à pied les massifs
montagneux du nord pour rejoindre la Chine. Mais il faudrait faire vite, les
témoins disparaissent peu à peu...
« Avez-vous une idée de ce qu'est le terrible en pays étranger ? Où par
définition l'abri est impossible, où ce mot même n'a pas de sens ? Tout est
miné jusque dans soi, dans sa pensée, dans son sommeil. Est miné par la peur.
Pas la petite, la majuscule, celle qui mange tout. Ecoutez-moi, prêtez
l'oreille au rêve noir.»
(1) Entretien enregistré à la librairie Le Divan, lors d'une rencontre
en octobre dernier.
(2) Formes Poétiques
Contemporaines, n°4, octobre 2006, Les Impressions Nouvelles, Paris Bruxelles.
(3) Gustav Janouch, Conversations
avec Kafka, Maurice Nadeau éd., 1998.
Jean-Baptiste Para vient de son côté de publier un livre de poésie, La Faim des ombres, aux éditions
Obsidiane.
Marie Etienne dans Poezibao avec
notamment la fiche de lecture de Dormans
Note
bio-bibliographique
extrait
1,
aux 20
ans du Nouveau Recueil,
extrait
2 (Anatolie),
extrait
3,
atelier
de traduction Maison des Ecrivains(2/06),
extrait
3,
fiche
de lecture de Dormans,
extrait
4,
Jean-Baptiste Para dans Poezibao
Note
bio-bibliographique,
une lecture à Nantes,
fiche
de lecture de La Faim des Ombres,
extrait
1,
extrait
de la préface au numéro d’Europe L’Ardeur
du poème,
une
traduction inédite de Lucio Mariani
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