Je remercie Tristan Hordé pour cette note de lecture sur le livre de
Pierre Bergounioux, École : mission
accomplie
École : mission accomplie : le
titre ne le laisse pas penser, mais l’ouvrage concerne tous ceux pour qui la
littérature, la culture ne devrait pas être réservée à une infime partie de la
population. C’est évidemment à l’école que l’on apprend, ou pas, les fonctions
de la littérature, et Pierre Bergounioux y insiste avant même de montrer en
quoi la mission de l’école est accomplie : « J’aimerais qu’ils [les élèves] comprennent que ce qui arrive aux hommes, et
ils en sont, c’est dans des récits, des pièces de théâtre, anciens ou récents,
qu’ils le trouveront porté à son plus haut degré de clarté, de splendeur,
aussi. » (p. 19) Ceux qui veulent le savoir le savent, rien de cela
n’est transmis.
Ce n’est pas l’école républicaine en tant que telle qui est condamnable,
mais la société dans laquelle elle se trouve. Les inégalités liées à la
division en classes sociales ne disparaissent pas magiquement à l’entrée de
l’école, qui ne donne pas "sa chance" à chacun, contrairement à ce
que beaucoup prétendent. Ce n’est pas sa fonction, qui est de reproduire
l’ordre social existant, ce qu’avaient mis en lumière, dès 1964, Pierre Bourdieu
et Jean-Claude Passeron1. Le
collège unique ne change rien au sort des élèves des classes dominées, dits
"défavorisés". Il faut encore dire, aujourd’hui, que les enfants
accueillis à l’école ne bénéficient pas, dès le départ, de conditions de vie
équivalentes : comment comparer celui qui vit dans un appartement
spacieux, avec des horaires réguliers, des parents qui se préoccupent de son
travail scolaire, qui lisent, etc., à celui qui partage sa chambre avec
frère(s) et sœur(s), dont les parents ont eux-mêmes échoué à l’école, qui n’a
comme horizon culturel que les stupidités de TF1 ou de M6, etc. ? La
comparaison n’est pas forcée, les faits sont là et, comme d’autres avant lui,
Pierre Bergounioux les a observés dans les collèges de banlieue où il enseigne
depuis plus de trente ans. Or le collège unique fait comme si ces enfants
étaient réellement identiques, sans tenir compte de ce qui se passe à
l’extérieur de l’école. Que se passe-t-il ? « Quiconque passe en sixième, à onze ans, sans être familiarisé avec les
valeurs et les usages de l’école, est condamné à s’entendre notifier chaque
jour, plusieurs fois par jour, son insuffisance, sa médiocrité. » (p.
62) L’origine sociale joue un rôle essentiel dans la réussite ou l’échec
scolaire et, paradoxalement en apparence, la prolongation de la scolarité n’a
pas du tout permis aux "mauvais" élèves d’approcher de l’excellence
promise ; bien au contraire, elle a eu pour effet de faire prendre
conscience aux enfants des classes dominées que la culture leur était interdite.
Que faire dans la classe, puisque l’école telle qu’elle fonctionne,
reproduisant la division en classes (c’est sa mission, en effet, accomplie),
ne changera qu’avec une transformation de la société, et non avec des
réformes ? Ne pas abdiquer, évidemment, et s’obstiner à transmettre la
langue, la réflexion sur la langue, parce que la maîtrise du français, celui
des écrivains, est une arme pour réfléchir et agir. Sans illusion : la
matière même de l’enseignement est étrangère pour la majorité des élèves.
Citons : « Du point de vue
dominant, qui est celui de l’efficacité purement économique, de la rentabilité,
l’école marche très bien parce qu’elle marche très mal pour la majorité de ses
usagers. Et parmi ces derniers, il y a les professeurs, ces naïfs, ces attardés
qui s’évertuent à agir conformément à l’esprit du service public (l’équité, le
désintéressement, la culture...) dans une société acquise aux valeurs du marché
(l’égoïsme, l’argent, le crétinisme...) » (p. 144)
On l’aura compris, le point de vue sur l’école ne peut être que
politique pour Pierre Bergounioux, et c’est en marxiste qu’il analyse le fait
social. En ces temps mous où les discours sur l’école évitent toujours le
problème de fond, ses analyses sont revigorantes, même si l’on pense, comme
lui, que l’égalité des chances dans la classe passe d’abord par l’égalité à
l’extérieur. Horizon lointain ! Ce n’est pas en adaptant l’école au
contexte – à la banlieue, en l’occurrence – que l’on avancera, mais en
changeant le contexte – la société – pour qu’on puisse dispenser l’enseignement
général partout. L’école, en effet, ne peut pas changer fondamentalement
l’enfant, « c’est l’univers
familial, l’origine sociale qui [le] façonnent,
qui lui imposent ses manières d’agir et de sentir, de penser, de parler.
L’action pédagogique est seconde, dans le temps et dans l’ordre de la
détermination. L’enseignant note et, ce faisant, notifie à l’élève le degré de
conformité de sa prime éducation avec les normes de l’instruction publique.
L’excellence scolaire naît de leur proximité, la médiocrité de leur
éloignement. » (p. 133)
Les analyses de Pierre Bergounioux prennent en compte son propre
parcours intellectuel (d’une ville de province à la mentalité archaïque à la
découverte de Marx en classe préparatoire et à l’École normale supérieure), le
choix d’enseigner dans un collège et non à l’université, sa double activité de
professeur et d’écrivain (« je suis
l’un et l’autre à part entière, donc schizophrène », p. 185) – et ce
que peut représenter l’enseignement de la littérature. Les pages sur la
littérature sont à lire et à méditer pour mettre à leur place les œuvres du
passé et du présent2 ; terminons sur ce
point avec Pierre Bergounioux : « Non
seulement, la littérature s’enseigne mais je la tiens pour le langage capital,
au mépris du discrédit relatif où elle est tombée, à l’école, avec la
prédominance de la filière scientifique, dans la vie, avec le tapage
audiovisuel.[...] Celles et ceux qui
vivent sans livres, en France, sont des handicapés. Non seulement, ils sont mis
en concurrence, à l’école, avec des lecteurs mais ils sont désarmés, seuls,
face à eux-mêmes, privés du secours que l’on tire, en tout, de l’expérience
antérieure lorsqu’elle a été enregistrée. La littérature est un antidote aux
poisons mentaux que distillent, à hautes doses, les médias. Mais les conditions
ne sont pas réunies qui permettraient à tous nos compatriotes de marcher à leur
propre rencontre, un bon livre à la main. C’est pour ça qu’ils se contentent de
la camelote, écrite ou parlée, qui leur évite d’y penser. » (p.
165-166).
©Tristan Hordé
éditions Les
Prairies ordinaires, 2006.
1 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Éditions de Minuit, 1964.
2 On se reportera aux choix faits et explicités par Pierre Bergounioux dans son Bréviaire de littérature à l’usage des vivants, éditions Bréal, 2004.
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