Je remercie Tristan Hordé pour cette recension de deux
livres de Pierre Bergounioux récemment parus chez Fata Morgana.
Pierre Bergounioux, La fin du monde en
avançant, et L’invention du présent,
Fata Morgana, 2006.
Les deux recueils rassemblent des textes publiés ces dernières années.
Chacun à leur manière, ils abordent la question du statut de la littérature
dans la société, le point commun dans les deux ensembles portant sur la
position de celui qui écrit par rapport à la réalité, qui est explicitée
ainsi : « Ce qui porte le nom
de réalité se déduit de la place que nous occupons, étant bien entendu qu’il ne
nous est pas donné de choisir » (La
fin..., p. 19) ou, à propos de Pierre Michon dans L’invention... : « On
n’a pas le choix. Le monde est là, déjà, quand on s’éveille » (p. 81)
– et cette proposition revient plusieurs fois dans les deux recueils
Pour Bergounioux, la "vraie" littérature s’établit dans une
faille : nous vivons tous un décalage entre la conscience toujours peu claire
que nous avons de notre vie et l’idée qu’on s’en fait quand on regarde "de haut" ce que
l’on a vécu. L’écrivain « use des
clartés secondes, lointaines, pour dissiper l’incompréhension, les ombres qui
hantaient l’immédiateté première » (L’Invention,..,
p. 114), et c’est en travaillant cet écart qu’il invente le présent.
Travail qui n’est pas aisé : on ne devient pas écrivain simplement en pensant
s’écarter du vécu pour le restituer – il est alors probable que le récit (ou le
poème) ne quittera pas la pâle fadeur des apparences et rien de ce qui est
étranger à la conscience quotidienne des choses n’émergera.
La littérature ne naît pas quand je commence à écrire, et connaître (ce
qui s’appelle connaître) les œuvres
qui ont permis au fil du temps de réduire l’opacité du réel, d’Homère à
Shakespeare et Cervantès jusqu’à Faulkner, est nécessaire. On se rend compte
d’ailleurs que non seulement les écrivains ne le sont que se plaçant à l’écart
– « pour méditer et connaître, il
faut s’absenter » (p. 34) – , mais que par une caractéristique
physique, religieuse, etc., ils sont de toute manière à la marge de la classe
sociale dominante à laquelle ils appartiennent le plus souvent : Proust
juif et homosexuel, Faulkner alcoolique, Flaubert cadet dépossédé, etc.
Marginalisation qui est traduite dans les manuels scolaires par la figure du
« poète maudit ».
C’est essentiellement à partir de réflexions sur la pratique de quelques
écrivains que Bergounioux théorise ces quelques principes à la base d’un
ouvrage plus développé, Bréviaire de
littérature à l’usage des vivants (éditions Bréal, 2004). Ici, il lit
Flaubert, Alain Fournier, Faulkner, Henri Thomas, Claude Simon, Jacques Réda et
Pierre Michon. On peut évidemment se demander quelle position marginale occupe
Bergounioux dans la petite bourgeoisie. Il a répondu plusieurs fois à la
question : professeur dans la région parisienne, il vit en exil par rapport
à ses premiers âges, au milieu de son enfance, et tente d’éclaircir l’obscurité
des origines, de donner aujourd’hui un sens à ce qui est passé : « sous le signe du je, c’est du groupe auquel j’ai appartenu qu’il est question, de l’étendue
raboteuse, hirsute, inclémente, de l’obstacle partout, des mauvaises ronces,
des coins perdus, des petits gars où j’ai fait, avec mes semblables, escholiers
limozins et autres crétins ruraux, les expériences cardinales » (p.
99).
Le propos de La fin du monde...
inclut cette réflexion sur la littérature dans une réflexion plus large sur les
changements irréversibles qui ont transformé la France, qui ont fait
disparaître la vieille société agraire, longtemps restée en dehors de la
culture, en dehors de l’outillage symbolique : en quelques décdennies, le
moteur (du tracteur, de la tronçonneuse, etc.) a remplacé le bras, et cela a
suffi pour que les gestes répétés pendant des siècles soient oubliés.
Parenthèse : Bergounioux, écrivain attentif à restituer quelque chose de
la vie de ceux qui n’avaient pas le moyen de l’écriture pour le faire, récupère les outils rouillés, sans usage,
abandonnés, témoins désormais muets de la société agraire ancienne, et la
ferraille au rebut de l’industrie : coupant, tordant, assemblant, soudant,
il tente « tenir ensemble l’ici et
l’ailleurs, l’avant et l’après » (p. 26).
D’autres changements sont intervenus, qui ont modifié la nature même du
rapport à la littérature. La crise, réelle, constatée, de l’enseignement de la
littérature, ne tient pas à l’envahissement de l’image. C’est la prégnance du
marché qui a défait les anciennes valeurs ; certes, ce n’est pas d’hier
que l’argent gouverne les conduites mais il semble bien que tout, aujourd’hui,
soit réduit à une valeur marchande et que cette valeur décide de tout, y
compris des pensées. Dans ce cadre, quand l’individu n’agit plus que par
rapport à l’échange et à la possession de biens, la littérature – et toute
création – devient un « bien » qui a seulement une
« valeur d’échange » : mais la littérature "vaut"
peu, et pour son partage le rêve de l’égalité (l’accomplissement de l’utopie)
est rejeté bien loin...
Sur cette mutation,
on lira les dernières pages de La fin du
monde en avançant (p. 57-58) :
« C’est pour être restés à l’écart de
l’échange généralisé, de l’évaluation strictement monétaire que les êtres, les
objets, les heures se sont présentés comme autant de mystères enivrants ou
terribles aux yeux de tous ceux qui tentaient d’en fixer les contours, d’en
percer la teneur. La campagne désuète et charmante, les replis du cœur, les
chambres de l’enfance, un cageot, un galet ne furent des énigmes qu’autant que
la terre échappait à sa vérité nue, potentielle, de moyen de production, les
sentiments aux « dures exigences du paiement au comptant », selon la
formule de Marx, et au fétichisme de la marchandise, la vie à la finalité
consumériste qui en épuise les propriétés. [...]
La première génération du XXIe siècle est
essentiellement différente de toutes celles qui l’ont précédée. Elle ne saurait
se reconnaître dans la littérature qui en conserve la trace. Affranchie des
anciennes limitations spatiales et mentales par le développement des transports
et des communications de masse, impatiente et désabusée, elle habite le
non-lieu (l’expression est de Marc Augé) qui est en passe de couvrir toute la
surface du globe, avec ses barres et ses tours, ses aires commerciales coiffées
des mêmes sigles lumineux, ses parkings, ses rocades et ses dalles, ses ZUP et
ses ZEP, ses immeubles de verre fumé, d’aluminium brossé, son bureau à moquette
beige, ordinateur et plantes en pot. Connectée sur le Net, tripotant ses
portables, elle est démonstrative, prolixe et approximative, dispensée de la
concision et de l’exactitude de l’âge, tout proche, encore, où l’on ne parlait
qu’avec la permission des adultes, où la sonnerie stridente du téléphone noir,
lorsqu’elle vous faisait sursauter, annonçait un accident, une naissance ou un
décès. »
©Tristan Hordé
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