Partage d’une absence
Se tient actuellement à l’Université Paris X un colloque en hommage au poète Claude Esteban disparu dans la nuit du 9 avril 2006. Dans le cadre de ce colloque, la Maison des Écrivains rassemblait hier soir, jeudi 14 décembre 2006 quelques-uns de ses amis, autour du thème Le partage des mots.
Autant le dire tout de suite, cette soirée fut
exceptionnelle. Pour l’émotion, par la qualité des interventions et peut-être
surtout par ses intervenants. Ce que Jean-Michel Maulpoix a souligné d’emblée :
qui pourrait se targuer aujourd’hui de rassembler, un même soir, à Paris rien
moins que Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Jacques Dupin, Florence Delay, Jacqueline
Risset, Lionel Ray ? Preuve de l’importance de l’œuvre, preuve de la
présence de Claude Esteban.
La soirée vit donc alterner les interventions des
uns et des autres, souvenirs et lectures, entrecoupées de musique. En effet, entre
2003 et 2005, par jeu (on verra plus loin à quel point Claude Esteban aimait
les jeux et l’humour), Alain Lance avait adressé au poète des missives dont l’adresse,
sur l’enveloppe, était un quatrain en alexandrins rimés[1]. Une sélection parmi ces
quarante quatrains a été mise en musique, jouée et chantée en trois ponctuations
de la soirée, interventions enjouées et
souvent merveilleusement drôles.
Yves
Bonnefoy de sa magnifique voix ouvre ce "partage d’une absence" par une évocation
de son amitié avec Claude Esteban. Où, comme tout en cette soirée, l’émotion et
la drôlerie rivalisent. Le poète explique que contrairement à ce qui se passe d’habitude,
il a un souvenir très clair de sa première rencontre avec Claude Esteban qui
était venu lui rendre visite chez lui et qui l’a ensuite accompagné, au travers
d’un inextricable encombrement, à un vernissage où il devait se rendre.
Première rencontre qui d’emblée a établi leur amitié et sa teneur. Il dresse
ensuite par le biais de quelques anecdotes un portrait précis et profond de son
ami, évoquant sa mélancolie, d’où jaillissaient inventions et drôlerie. Il
évoque ses doutes quant à son œuvre, « Claude craignait de trop devoir à la
tradition littéraire », le terrible départ entre les deux langues, la
française et l’espagnole et la « crainte térébrante » qui l’habitait
et créait chez lui un besoin de démystification, par une parodie de la poésie
qui ne signifiait en rien une haine, comme chez tant d’autres, mais un constant
retour vers elle. Yves Bonnefoy raconte comment Claude Esteban, en voiture,
conduisant à toute allure, se retournait sans cesse vers ses passagers en
chantant sur des airs de Mozart des paroles qu’il improvisait ! Il évoque
aussi cette mystification d’un jury qui lui attribua un prix pour des récits rédigés par un
prétendu navigateur et tous les quiproquos qui s’ensuivirent (Claude Esteban se
rendant à la remise du prix, alors qu’il connaissait bien sûr tous les membres
du jury, déguisé en écrivain anglophone avec une fausse barbe !).
Puis vient l’évocation de Denise, la femme de
Claude Esteban, son amour des maisons : elle en achetait souvent, les retapait,
Yves Bonnefoy évoque celles de Berck Plage, de l’Ile d'Yeu, de Lacoste dans le Lubéron.
Denise, qui disparaît après des mois d’agonie à la suite d’un accident de
bicyclette à l’Ile-d'Yeu. Perte dont Claude Esteban ne s’est jamais remis
(Michel Deguy, un peu plus tard, évoquera une rencontre des trois veufs, Jacques
[Roubaud], lui-même et Claude Esteban)[2]. « La vague noire
passant sur lui qui ne retomba jamais tout à fait » dira Yves Bonnefoy. Claude
Esteban se détourna des maisons, il ne décrochait plus le téléphone, il se
survivait.
Jacqueline
Risset a connu aussi Claude Esteban tout jeune et elle va entraîner l’assistance
dans une merveilleuse évocation des années qui ont suivi leur admission
respective à l’École Normale Supérieure, Ulm pour Claude et Sèvres pour elle
puisqu’à l’époque filles et garçons étaient séparés. Le choc, après les années
d’effervescence intellectuelle des prépas, de la rentrée dans un univers gris,
celui de leurs Écoles, moment de grande déception qui leur a imposé très vite
la nécessité de fuir cette tristesse, cet avenir tout préparé. Première fuite,
le théâtre, « Claude tenait le théâtre entre ses mains » , il rassemble
un groupe et monte La Cantatrice Chauve
d’Ionesco. Elle loue son inventivité mais en même temps sa rigueur et son
sérieux dans le travail de mise en scène. Souvenirs désopilants aussi de cette
revue que devaient traditionnellement monter les élèves, une parodie de leurs
professeurs. Rédaction par Claude Esteban d’un texte, et elle Jacqueline
Risset, installée dans une poubelle et jouant le rôle de Jean Hippolyte, grand
hégélien et ci-devant directeur d’Ulm ! Une des répliques : « facteur
vous êtes la lettre et je suis l’esprit ». Seconde fuite, le cinéma,
cinéphilie déchaînée, jusqu’à trois films par jour à la toute proche
cinémathèque (Visconti en sicilien avec des sous-titres tchécoslovaques !),
les cinémas Cardinet, La Pagode, les Agriculteurs, etc. Troisième fuite enfin,
les voyages de vacances et notamment l’Italie où les jeunes normaliens élisent
domicile à Montepulciano, « lieu de perfection géométrique du paysage et
de l’architecture », où ils aiment se faire prendre pour les enfants du
sacristain. Mais tout cela ne constituait pas à leurs yeux une fuite
suffisamment importante par rapport à l’École et à leur avenir pré-formaté de
professeurs. Claude qui se vouait à l’histoire bifurque vers l’espagnol et
elle, Jacqueline, qui se consacrait aux Lettres Classiques se tourne vers l’italien
qu’elle connaît à peine [et on sait la suite puisqu’elle est unanimement
célébrée pour ses magnifiques traductions de Dante, parmi beaucoup d’autres
travaux). Ils travailleront alors lui sur Lorca et Guillèn, elle sur Pétrarque
et Leopardi.
Mais elle aussi, ce sera une constante de la
soirée, au point qu’elle dressera en fin de compte une véritable image bifrons
de Claude Esteban, elle souligne cette « ombre mélancolique ». Elle
terminera sur l’histoire de Diaro immóvil[3], ce texte écrit par
Claude Esteban après la mort de Denise, en espagnol et qu’il lui demande de
traduire… en italien, disant qu’il ne veut ni ne peut le traduire en français
(ce qui sera fait plus tard par Emmanuel Hocquard) : traduire en italien
pour éloigner ce texte, le baigner dans une autre langue, « le priver de
la force de rupture de l’espagnol. »
Les autres interventions furent moins évocation du
poète que lectures. Par Jacques Dupin
de poèmes du livre Fayoum, par Florence Delay de traductions faites par Claude Esteban du « In memoriam »
du poète Cesar Vallejo, parues dans
Action Poétique (il faut dire ici comme Jacques Dupin et Florence Delay sont de
magnifiques lecteurs et comme le choix des textes qu’ils ont fait était
magnifiquement approprié au contexte de cette « veillée d’amis[4] » ). Lionel Ray donne lecture aussi d’un
article et d’un texte en cours, sur Claude Esteban et enfin Michel Deguy revient sur une vie d’amitié,
marquée par le souci des mêmes choses (poésie, littérature, Université) et en même
temps leur extrême différence, montre comment ils se sont passés le relais,
notamment à la Maison des Écrivains dont ils furent tous deux directeurs ou à
la Commission Poésie du CNL. Il évoque l’admirable traducteur, en particulier
de l’œuvre de Paz.
Revenir pour finir sur les interventions
musicales. Une chanteuse Liselotte Hamm et un pianiste-chanteur, improvisateur,
Jean-Marie Hummel, musique et diction enlacées pour rendre toute la verve des
quatrains d’Alain Lance et souligner leur ambiance (désopilante séquence
arabisante sur « dans cette rue Daguerre on trouve un bon couscous »,
alternances de styles, jazz, Berio, Debussy…).
Je me suis surprise à penser que sans doute Claude
Esteban aurait aimé cette soirée et qu’en tout état de cause, elle était un
reflet fidèle de sa personnalité partagée entre cette mélancolie évoquée par
tous, si présente dans l’œuvre et l’humour, la drôlerie de l’homme, en tous cas
dans la partie de sa vie qui a précédé la disparition de son épouse.
©florence trocmé
photos :©florence trocmé, toutes agrandissables par clic sur l'image : de haut en bas :
tous les intervenants à l'exception de Jacqueline Risset qui était tout à fait à gauche avec de gauche à droite Florence Delay, Yves Bonnefoy, Lionel Ray, Jacques Dupin, Michel Deguy
Jean-Michel Maulpoix au premier plan et Alain Lance
Alain Lance
Yves Bonnefoy
Jacqueline Risset
Jacques Dupin
Michel Deguy
Jean-Marie Hummet et Liselotte Hamm.
Claude
Esteban dans Poezibao :
Note
bio-bibliographique, extrait
1, extrait
2, la
disparition de Claude Esteban, extrait
4, Le
Matricule des Anges n° 73, hommage
de Hassan Sadfari, extrait
5, extrait
6, extrait
7, annonce
colloque décembre 2006,
Yves Bonnefoy dans Poezibao :
Note bio-bibliographique, extrait 1, extrait 2, extrait 3, Les planches courbes, extrait 4 (les Planches
courbes),
extrait 5 (Les planches
courbes), le petit feuilleton
pédagogique à l'usage des lycéens de Terres de Femmes
Jacques Dupin dans Poezibao :
Note
bio-bibliographique extrait
1, extrait
2, extrait
3, extrait
4, extrait
5, extrait
6,
Michel Deguy dans Poezibao :
Note
bio-bibliographique, extrait
1, extrait 2 (présentation de Donnant, Donnant et de Le Sens de la visite), intervention
au colloque Butor à la BNF (automne 06)
[1]
exemple de quatrain : Plutôt dans l’Ouest
parisien habite CLAUDE EST
EBAN, onze rue
Daguerre, quatorzième. D’un pas leste
Ô facteur,
portez-lui ce pli et mes hommages
Vous êtes plus
sûr postier que les Rois mages.
[2]
on peut rappeler que les trois poètes ont écrit sur leur deuil et en
particulier Jacques Roubaud, Quelque
chose noir et Michel Deguy, A ce qui
n’en finit pas et que de très nombreuses pages de Claude Esteban font
mémoire de la disparition de Denise Esteban
[3]
Les textes espagnols sont insérés dans Élégie
de la Mort violente, publiée dans le dernier livre paru de Claude Esteban, Le jour à peine écrit (1967-1992),
Gallimard, 2006
[4]
L’expression est de Michel Deguy
Rédigé par : liselotte Hamm & JMarie Hummel | vendredi 22 décembre 2006 à 07h36