Jacques Ancet me fait savoir que Antonio Gamoneda vient
d’obtenir coup sur coup les deux plus grands prix littéraires du monde
hispanique: le prix Reina Sofía de poésie ibéro-américaine et, surtout, le Prix
Cervantès, le Nobel hispanique.
Un communiqué dans
Libération
Jacques Ancet m’a autorisée à reproduire ci-dessous un important article qu’il
avait consacré à Antonio Gamoneda il y a quelques années dans le magazine
Aujourd’hui Poème. Qu’ils en soient remerciés tous les deux, auteur et journal.
Antonio Gamoneda dans Poezibao :
Note
bio-bibiographique
prix
européen de littérature 2006,
extrait
1,
recension
de Clarté sans repos
lire l’article de Jacques Ancet en cliquant sur le lien ci-dessous
Antonio GAMONEDA
par
Jacques ANCET
La poésie d’Antonio Gamoneda, a été
connue tardivement en Espagne. Et elle est si largement ignorée en France que
l’anthologie de la poésie espagnole récemment parue dans la Pléiade, qui
devrait faire autorité en la matière, l’ignore superbement. Outre les palmarès
institués ou les effets de ce que Cernuda appelle les “survivances tribales
dans le milieu littéraire”, cette méconnaissance est due, en partie du moins
(car Gamoneda a tout de même obtenu le Prix Castilla y León de las Letras en
1985 et le Prix National de Littérature en 1988) à l’attitude du poète lui-même
resté volo[1]ntairement à l’écart des
courants dominants qui ont irrigués et irriguent encore la poésie espagnole de
la seconde moitié du XXè siècle.
Au caractère provincial ou périphérique
de cette œuvre dans le cadre de la poésie des années 50 (Gamoneda n’a jamais
quitté León), il faut ajouter une marginalité plus profonde, non plus
géographique et culturelle mais sociale. Antonio Gamoneda, en effet, n’appartient pas, comme la majorité de ses
compagnons de promotion, à la bourgeoisie. Ce qui a pour conséquence de donner
à sa poésie un ton singulier puisqu’à la différence des poètes de son âge qui
fuient le pathétique de la poésie sociale dominante à leurs débuts, il ne manie
ni l’ironie, ni la dérision vis à vis des valeurs d’une classe qui n’est pas la
sienne. Il s’en explique clairement dans un petit texte consacré à Blues castellano ("Blues castillan"), livre composé
entre 1961 et 1966 et publié tardivement (1982): "J'étais (qu'on me
pardonne ce vocabulaire archéologique) un prolétaire; je l'étais, du moins, les
années où j'écrivis le Blues et les
vingt qui précèdent et lui donnent son contenu. l'ironie n'était pas dans le
style de la classe à laquelle j'appartenais. Nous avions — j'avais aussi — un
certain droit au pathétisme, forme d'exhibition vicieuse qui affecte, me
semble-t-il, cinquante ou soixante pour cent de la poésie produite ces
cinq-cents dernières années." Car
Antonio Gamoneda me semble être le seul poète de sa génération, avec José Angel
Valente, à s’être nettement démarqué de ce courant qu’on nomme, en Espagne,
“poésie de l’expérience”. Jaime Gil de Biedma, Angel González, Francisco
Brines, Claudio Rodríguez même, pour ne citer que quelques noms connus, ont
évolué par rapport à leurs débuts, ils se sont développés: ils ne se sont pas transformés.
Valente et Gamoneda — c’est ce qui
rapproche deux trajectoire aussi singulières — ont chacun, à un moment de leur
itinéraire, pris un tournant radical qui métamorphose leur poésie et, qui,
autre coïncidence, se produit pour tous les deux à peu près à la même époque.
Chez Valente, de manière plus progressive, en l’espace de trois livres, Intérieur avec figures, (1973-1976), Material memoria (1976-1977) et Trois leçons de ténèbres 1978-1979);
chez Gamoneda, de manière plus brutale avec son grand poème Descripción de la mentira ("Description
du mensonge"), composé dans le
courant de l’année 1975-1976, et qui marque une ligne de partage tout aussi
décisive dans son œuvre.
Dans les deux cas, les présupposés de
la “poésie de l’expérience” (référence au quotidien, au vécu, ironie, sarcasme
etc.) sont soit abandonnés, soit ignorés, au profit d’une radicalité de
l’écriture poétique qui, pour Valente, nous conduit aux limites du silence, à
ce point zéro où tout s’annule pour renaître dans
l’imminence d’une parole de lisières et, pour Gamoneda, à la force
cataclysmique d’un langage qui, parce qu’il affronte le “récit
incompréhensible”, l’expérience incontournable de la mort, se métamorphose à
tel point que, là aussi, la voix du poète s’engloutit pour en resurgir
transfigurée. Double évolution qui, malgré les différence profondes, est régie
par un processus analogue que pourrait résumer la belle définition de José
Lezama Lima: “Poésie: métaphore de la résurrection.”
Antonio Gamoneda lui-même voit trois
étapes dans son œuvre toutes ancrées dans ce “sentiment tragique de la mort”
qui est à l’origine de son écriture: la première— celle de ses premiers livres,
essentiellement Sublevación inmóvil ("Soulèvement
immobile") (1953-1959) — où
cette présence de la mort coexiste avec le désir de vivre et un certain espoir;
la seconde, celle de Blues castillan (1961-1966), où l’écriture est la plus
proche du présent vécu; enfin celle qui correspond à la métamorphose déjà
signalée et où la mémoire poétique englobe les actes passés vus maintenant, dit
Gamoneda, “au miroir de la mort”, c’est-à-dire, dans une “contemplation du
futur”. Travail de temporalisation qui donne à sa poésie la plus récente cette
intensité singulière que, ne serait-ce qu'à grands traits, il faut évoquer ici.
*
Saveur de la mort
Pour la percevoir il est nécessaire de
la donner à entendre dans ses origines. A cette période, d’abord où, tributaire
encore des influences de son époque, cette voix commence à s’éveiller. Soit ce
poème de 1951:
C'est un homme. Il va seul
dans la campagne.
Il écoute son cœur, son battement,
et , brusquement, l'homme s'arrêtej
et il se met à pleurer sur la terre.
Jeunesse de douleur. Monte la sève
verte et amère du printemps.
Il va vers le couchant. Un oiseau triste
chante parmi les branches noires.
Et l'homme pleure à peine. Il s'interroge
sur cette saveur de mort de sa langue.
Par son ton volontairement distancié,
impersonnel — “un homme” —, par le parti pris de simplicité de l’écriture, ce
poème pourrait avoir été écrit par un certain nombre d’autres poètes du même
âge. Même si, son pathétisme, — la “sève […] amère”, l' “oiseau triste”, les
“branches noires” —, son angoisse existentielle — “l'homme se met à pleurer” —,
le rendent plus proche de la poésie d’un Blas de Otero, par exemple, qui domine
l’étroit panorama poétique de l’Espagne de ces années-là.
Une image, cependant, surgit à la fin
du poème que personne d’autre n’aurait pu écrire parce qu’elle appartient déjà
en propre à cette voix: “… cette saveur
de mort de sa langue”. Ici, la mort n’est pas une idée, un thème littéraire: elle est éprouvée. Et depuis longtemps. "On me dit, écrit Gamoneda,
pour m'en faire presque un reproche, que dès ses débuts, mon écriture apparaît
liée à une poétique de la mort. C'est vrai. Mais quand j'avais dix-huit ans, ou
moins, mes invocations à la mort n'étaient pas totalement injustifiées. Mes
"aliments terrestres" avaitent eu beaucoup à voir avec la cause de la
mort. Je fus un enfant seul avec une mère qui vivait quotidiennement une
absence: mon père était mort quand je n'avais pas encore un an, et elle, sans
le savoir, faisair peser sur moi le poids de cette disparition. Mais il y a plus.
Ma conscience s'est éveillée en 1936, dans un quartier ouvrier de León. De mon
balcon je pouvais voir la repression commencée avec la guerre civile: les
préparatifs, la peur, les cris des famille, le sang dans les rues. Ma
sensibilité et ma pensée furent marquées par cette souffrance qui entrait en
moi”[2]
Oui, la mort est partout présente dès
le début. La poésie sera donc, pour Gamoneda "le récit de la manière dont
on va vers la mort". Mais: “ A un moment [la mort] est une ombre, une
saveur, et à un autre elle est déjà un miroir où l'on voit les images […] Je
dis à un certain moment […] que je suis "chimiquement désespéré" […]
La saveur de la mort sur ma langue, le miroir de la mort, être chimiquement
désespéré… sont des choses qu'on peut trouver dans ma poésie. Je suis un animal
qui se sent mourir depuis qu'il est né […] à la poésie, depuis l'année 1947 […]
il est accompagné par la sagesse, la saveur, de la destruction, c'est-à-dire,
de la mort…"[3]
Cette saveur de la mort on la retrouve
presque littéralement mentionnée, vingt-cinq ans plus tard, dans l’ouverture de
Descripción de la mentira:
La rouille s’est posée sur ma langue comme la saveur
d’une disparition.
L’oubli a pénétré ma langue et je n’ai eu d’autre conduite que l’oubli,
et je n’ai accepté d’autre valeur que l’impuissance.
Comme un bateau calcifié dans un pays d’où la mer s’est retirée,
j’ai écouté la reddition de mes os s’établissant dans le repos;
j’ai écouté la fuite des insectes, la rétraction de l’ombre pénétrant ce qui restait de moi;
j’ai écouté jusqu’à ce que la vérité eût cessé d’exister dans l’espace et dans mon esprit,
et je n’ai pu endurer la perfection du silence.
Là aussi, la mort est physiquement
éprouvée à travers ce sens le plus corporel qu’est le goût. D’entrée, c’est la
saveur qui domine, qui pénètre le corps et se mêle à sa salive, à ses humeurs
internes. Et cette saveur est celle du travail du temps: l’usure, la
“disparition” la plus matérielle, la plus extérieure — la rouille —,
étroitement associée à la plus impalpable, la plus intérieure — l’oubli et
l’usage insistant du passé simple — du parfait, du révolu
D'entrée le sujet se
trouveainsi dans le territoire, de la disparition, du silence. Il se rend, il
se retire, disparaît, il s’efface. Et ce qui disparaît avec lui, c’est aussi
une certaine forme d’écriture poétique.
La prose en poème
En effet,
de longues laisses, souvent poursuivies sur plusieurs lignes de prose dense
(qui deviendront d’ailleurs des pages de prose dans Pierres gravées) rompent avec les modèles canoniques du poème. A
proprement parler on n’a plus affaire ici ni a des poèmes en versets, ni a des
poèmes en prose, mais à quelque chose que Gamoneda qualifie de poésie en
“blocs” et que, pour ma part, j’ai préféré appeler “prose en poème” en pensant
à cette définition de la poésie que donne Pasternak, en 1934, au “Premier
Congrès des écrivains soviétiques de toute l’Union”: La poésie est la prose
[…], la prose même, la voix de la prose, la prose en action et non en récit. La
poésie est le langage du fait organique, c’est-à-dire du fait avec des
conséquences vivantes. C’est précisément cela, c’est-à-dire la prose pure dans
sa tension de transfert qui est la poésie.”[4]
J’aime citer cette
définition de Pasternak, parce qu’elle remet en cause, comme le fait ici
Gamoneda, la notion de genres. Il n’y a qu’une seule écriture, qu’on pourrait
appeler “littéraire”, qui est un acte, un mouvement
organique et qui par là même se transmet physiquement (“tension de
transfert”) quelle que soit la forme adoptée, poème, roman, drame, essai ou
autre. La poésie est essentiellement la force
du langage. Cette “voix de la prose” qui peut prendre toutes les formes
possibles sans être déterminée par aucune d’elles. C’est pourquoi la “forme
poème” ne préjuge pas de la charge de poésie contenue par le texte. Et, parfois
même, elle l’hypothèque, créant chez le lecteur une sorte d’attente convenue
particulièrement nuisible à la poésie. C’est pourquoi, affirmer, comme le fait
Pasternak, que “la poésie est la prose”, c’est lui conserver cette charge
d’inconnu hors de laquelle elle n’existe pas. D’où la formule “prose en poème”,
pour caractériser le travail de Gamoneda qui ajoute lui-même sur ce point:
"J'ai, d'une certaine façon, une conception matérialiste de la poésie. Je
sais que je construis des objets avec un matériau physique, avec une oralité
qui, par convention, s'est faite silencieuse sur le papier; je ne distingue ni
versets ni prose poétique, mais des blocs rythmiques“.[5]
Les voix dans la voix
Or, cette “oralité” silencieuse,
c’est la “voix” d'Antonio Gamoneda (il l'appelle aussi la “musique”). Et avec Descripción de la mentira, elle s’est
mise à parler dans toute son ampleur. C’est la même qu’autrefois et ce n’est
plus la même. Plus de décor connu, plus de situation reconnaissable. On est là
dans le sans nom et ce qui parle, parle depuis l’oubli et l’inconnaissable.
D’où monte, immémoriaux et historiques, les silences et les murmures d’un chœur
diffus et insistant que caractérise remarquablement Francisco Martínez García:
"On entend […] le craquement des os d'Ezéquiel, la misère puante de Job,
le désenchantement […] de Salomon, le courage (le découragement) assimilé de
Sénèque, l'agonie ( la lutte) physiquement tragique d'Unamuno; et la flûte
humectée de salive de Pan, et le faux-bourdon lithurgique de la Passion; et
l'âpre grattement de la guitare du vieux barde transhumant […] et le 62, maquette à monter de Cortázar…"
Et la liste pourrait être allongée: le désespoir chromatique de Georg Trakl,
l’ampleur visionnaire de Saint John Perse ou du dernier Lorca, l’humaine et
âpre passion de Vallejo, la densité tragique de Faulkner… “Le tout,— conclut —
Martínez García — passé au tamis des cercles dantesques et de l'ironique et
mélancolique aventure de Cervantès. Tout. Tout." Oui, dans cette voix
parlent toutes ces voix. Et d’autres. Et c’est de cette profondeur à la fois
biologique et historique, culturelle et inconsciente que vient sa force
énigmatique, l’intensité physique de ses images qui nous touchent au plus
profond, ce ton oraculaire où se joue indissolublement tout le présent et tout
le passé.
Ainsi commence donc ce
“récit incompréhensible”, cette exploration de l’existence au “miroir de la
mort” et qui ne peut s’achever, quelques soixante pages plus loin, que par cette
question sans réponse:
Quelle heure est cette heure, quelle herbe
pousse sur notre jeunesse?
*
A partir de là, la poésie
d’Antonio Gamoneda ne fera que s’affirmer et s’approfondir. Dans sa double
dimension indissolublement collective et individuelle. L’histoire — la guerre
civile, la répression — et, surtout, ce qu’Unamuno appelle l’ “intrahistoire”,
la dureté d’un quotidien fait de pauvreté, de souffrance ou d’humiliation sont
là toujours présentes, non pas tant objectivement, anecdotiquement, que dans la
violence, la force obscure de certaines images, avec, en contrepoint, les
sensations, les visions, les figures de l’enfance où s’enracinent les mythes,
les symboles personnels du poète:
Je vois le cheval
agonisant près du puits d'eaux obscures, les poules tout autour. La rosée
aiguise sa pureté sous les dents jaunes et le crépuscule arrive aux pupilles
désertes (ombre des figuiers, sérénité de l'herbe, profondeur de l'air traversé
de martinets). Je vois le dos de l'indifférence, les couloirs voués à la
contemplation de l'ennui entre les hauts bégonias, entre les grandes feuilles
somnolentes. Je sens la curiosité des chiens et la pitié des femmes: c'est le
paysage de l'enfance, l'odeur incorporée à mon esprit dans les accès de l'âge.
Dans ce texte de Pierres gravées,
qui prolonge en la transformant la longue déflagration silencieuse de Description du mensonge, la même voix
est là dans l’intense corporalisation du langage liée à une intense et
fascinante pratique de l'image dont la charge énigmatique souvent, hallucinante
parfois, demeure une constante de cette écriture.
L’image
Cette pratique, la critique espagnole
l’a qualifiée un peu vite de “surréaliste”. Car, à bien y regarder, le
caractère répétitif des images, lié à certains termes présents de manière
obsédante — l’animal, les mères, l'abîme, les pleurs, les liquides, les
vieillards, le jaune, le cœur, etc. — montre clairement qu'elles ne sont le
fruit ni de l'automatisme ni même de l'onirisme, mais d'un profond enracinement
existentiel. Autrement dit, le rapport au réel n'y est pas éliminé comme chez
les surréalistes ("La terre est bleue comme une orange / Jamais une erreur
les mots ne mentent pas" proclament ces vers célèbres d'Eluard ) mais
seulement éludé. Et c'est par là, sans doute qu'Antonio Gamoneda rejoint
l'expressionnisme d'un Trakl et, surtout, la poésie du dernier Lorca[6] dont il est sans doute
aujourd'hui le seul à oser recueillir le difficile héritage. Le seul dont
l'écriture d'une extrême richesse sensuelle (les couleurs — jaune, blanc, vert,
entre autres, ou les métaux — nickel, acier, mercure — y jouent un rôle
analogue) prolonge celle de Poète à New
York, de Pleur pour Ignacio Sánchez Mejía et du Divan
de Tamarit, recueils auxquels il est explicitement rendu hommage dans le
poème "Divan à New York" de Pierres
gravées.
Les visions qui résultent
de cette pratique de l'image ne relèvent donc pas du rapprochement insolite,
parce que non prémédité, de mots renvoyant à des réalités n'ayant que peu ou aucun rapport (référentiel,
logique, psychologique, narratif etc.) entre
elles, mais de la rencontre, non préméditée elle non plus, de termes
renvoyant à des réalités dont le rapport
reste indéterminé, le contexte existentiel qui pourrait l'éclairer
n'apparaissant pas. Comme dans l'enfance où les perceptions sont fragmentaires
et floues, parce que tout n'y est jamais entièrement situé ou compris. Le
souvenir qu'il en reste en sera donc lui aussi tronqué, flottant, une sorte de
lambeau vif qui, par sa persistance, devient le "symbole" — l’incarnation
— de la réalité mystérieuse dont il est l'écho insituable. "Quand je dis —
écrit Antonio Gamoneda —: "Il y a du sucre sous la nuit; il y a le
mensonge comme un cœur clandestin sous le tapis de la mort", je sais, à
peine l'ai-je dit, que je sauve des éléments concrets de mon enfance, des corps
reconnaissables: je volais le sucre, je jouais avec le tapis et ma mère me
parlait de la mort. Il ne s'agit donc pas d'imagerie "délirante"; il
s'agit d'invoquer le temps; le temps passé; le mien[7].”
Vieillir
C’est, d’ailleurs, sur ce
rapport au temps, constamment interrogé et médité qu'il faudrait finir cette
présentation à la fois trop longue et trop courte. En effet, si l’affrontement
à la mort est un thème récurent de la poésie universelle, il n’existe pas, à ma
connaissance, de poésie qui nous fasse vivre aujourd’hui avec une intensité
aussi bouleversante l’affrontement à l’expérience intolérable du vieillissement:
Age, âge, tes liquides
empoisonnés.
Age, âge, tes bêtes
blanches.
Cette invocation, sur
laquelle s'achève Pierres gravées ouvre
au grand livre de la maturité qu’est Livre
du froid et son prolongement récemment paru en français, Froid des limites[8]. La poésie d’Antonio Gamoneda n’a sans doute jamais regardé en
face avec une tel stoïcisme non exempt d’une dramatique angoisse, l’approche de
l’abîme. Pourtant, on l’a dit, elle n’est ni débilitante ni désespérante.
Solitude et silence, angoisse et agonie s’y trouvent transfigurés par
l’intensité d’un désir qui ne veut pas se rendre et continue, proprement, à chanter — à brûler — au cœur même du noir qui
s’approche. Comme, par exemple, dans la magnifique “Pavane impure”, quatrième
section du Livre du froid où le
déchirement de l’amour affronté à l’impitoyable loi du vieillissement nous vaut
un chant à la vie d’une beauté parfois presque insoutenable:
J'ai vieilli dans tes
yeux; tu étais la douceur, le ravage et ton corps dans ses fruits nocturnes, je
l'ai aimé.
Ton innocence est comme un couteau devant mon visage,
mais tu pèses sur mon cœur et, comme un miel obscur, je te sens sur mes lèvres
en allant vers la mort.
[2] El cuerpo de los símbolos, La rama dorada, Huerga & Fierro editores, 1997, p.171.
[3] “El poeta Antonio Gamoneda me habla del tiempo”, in Gamoneda: una poética temporalizada en el espacio leonés, op. cit. p. 43-45.
[4] Cité et traduit par Henri Meschonnic dans Critique du Rythme, op. cit., p. 460-461.
[5] El cuerpo de los símbolos, op. cit. p.180.
[6] Lorca qui écrit, à propos des poèmes de Poètes à New York: "Attention! ce n'est pas du surréalisme: la conscience la plus claire les illumine."
[7] "Poesía en la perspectiva de la muerte", El cuerpo de los símbolos, op. cit., 27.
[8] Présenté et traduit par Jacques Ancet, Lettres Vives, 2000.
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