Au fil des textes, langue (sans) perspective
Les
textes d’Anne Parian frappent par leur décalage syntaxique et sémantique
constant, qui donne à la lecture un mouvement l’apparentant au tangage. Le
roulis verbal n’est pas immédiatement perceptible. L’étrangeté, en effet, adopte
une visibilité discrète. L’ordre de la phrase semble, a priori, respecté, et
pourtant une gêne s’installe progressivement. On croit d’abord avoir sauté un
mot, oublié un signe de ponctuation ; on pense à une coquille ou à une
faute d’impression. Ensuite on est, a contrario, frappé par le retour
ininterrompu d’un même terme qui fait, en quelque sorte, tache, et obnubile la
conscience. Puis il faut se rendre à une évidence troublante : ce
déséquilibre du son dans le sens, et, réciproquement, du sens dans le son, est
le produit d’une décision aussi bien arbitraire qu’irréfutable. Un choix
auctorial préside à cet embarras généralisé qui n’est pas le fait du narrateur,
des personnages, du sujet perceptif ou des divers êtres, animaux et objets
‘situés’ sur la page, mais bien celui du lecteur. L’incommodité ne passera pas.
Elle manœuvre la découverte du texte et les allers et retours multiples que le
lecteur intrigué y effectue, à la recherche, peut-être, de sa propre perte.
L’aspect
lisse et limpide des propositions cache un enchevêtrement des signifiés dans
les signifiants. Des mots s’inventent, gonflant la langue de possibilités et
d’enjeux qui démultiplient les sèmes et intranquillisent les moules grammaticaux,
les schémas narratifs et le parti pris descriptif. Un rythme, légèrement
irritant, fait entendre sa régularité instable. On est embarqué.
Fig.3 (1990) : soit l’origine. Le texte renonce
au titre (l’ensemble s’intitule « Sous le titre ») dans un souci
probable de matifier la texture verbale. Le style quasi ‘télégraphique’
transmet les mots avec une énergie toute électrique. Le verbe modulé est
restitué par une syntaxe minimale : la phrase se réduit à une architecture
essentielle, et les propositions se juxtaposent les unes aux autres en donnant
l’impression d’échafauder un ensemble toujours soumis au vacillement. Quelque
chose, à la base, fragilise ces notes qui se greffent sur un temps hivernal.
Novembre, décembre, janvier, février : la langue a pris froid, et
l’apparition d’un « nous » n’est pas suffisante pour souder une
communauté réduite à quelques ombres. Ce « nous » est d’ailleurs
dévoré par un « entre nous » qui fragmente, peu à peu, la conscience.
Le vide attaque et fait place aux absents : seules figures humaines qui
conduisent la destinée jusqu’à un terme indéfini. La mort, elle-même, ponctue
sans suspendre.
Dans la revue Quaderno, en 1998, c’est le trio abstrait et confondant
« Pierre, Paul ou Jacques » qui mène le poème, ce dernier adoptant
« l’horizon du vers » comme « horizon de la poésie ». Les
trois figures masculines chorégraphient un combat aérien au cours duquel les
corps se frôlent, s’évitent, s’écroulent ou se tendent. Le vers est bref,
coupé, acéré, aussi vif que l’arabesque des silhouettes se précise. La phrase
n’existe plus en tant que telle : elle commence pour ne pas s’achever,
sans cesse relancée par des reprises qui abandonnent la ponctuation. Le saut
est verbal tout autant que corporel. Seules les parenthèses apportent un court
répit à l’échauffement syllabique qui préside à ce ballet. L’action, accélérée,
est pourtant suspendue à une série de verbes au mode infinitif :
l’abstraction figurative est en marche.
F.
Nom de ville : le titre de cette
plaquette est l’annonce programmée, en 1999, d’une énigme qui ne trouve aucune
résolution. Personnages, lieux, visions, points de vue, narration plongeante et
cependant discrètement absente à elle-même : l’ensemble concourt à
provoquer un fantastique plus bizarre qu’étrange. La langue elle-même est prise
au piège d’un jeu qui conduit les sons à en dire toujours trop peu. Quelque
chose contraint quelqu’un, avait écrit Michaux. Les pronoms ne trouvent pas,
dans cet exposé singulièrement caustique, d’identification, malgré la profusion
de noms propres qui désignent des personnages incorruptibles : la
psychologie ne les atteindra pas. Leurs gestes restent sans appel ni échos. Ils
parlent, font, se déplacent, glissant sur leur nom comme sur une pure surface.
Derrière leur masque il n’y a rien que la langue qui se démène et rit de toutes
les combinaisons sonores. Le tout dans un élan qui ne supporte ni coupure, ni
pause, ni relâchement : la syntaxe, sous haute tension, aligne les mots
selon un rythme uniforme et cependant pressé. La contrainte, toujours :
celle d’avancer jusqu’au bout d’un format (la plaquette par exemple), au bout
d’une langue (ici, le français tel que l’école et la famille le transmettent).
Où l’on s’aperçoit par exemple que l’anglais prend la relève du français ;
qu’une parenthèse n’a pas toujours de terme ; qu’une proposition
interrogative se passe allègrement de ponctuation ; qu’une assertion pose
avec une évidente assurance que le non-sens captive la plupart de nos
phrasés ; que la grammaire constitue une norme ne demandant qu’à être
détournée. Le ton fait le reste, ce reste en quoi consiste, quelquefois, le sens.
A moi
singes partout (Contrat main, 2002) :
cri d’alarme, appel au secours ? L’interjection « hélas », exprimant
la plainte, le regret et la douleur est le pivot à partir duquel s’organisent
quelques sections de prose à leur tour définies par des mots-titres. Prose indéfinie
et indéfinissable : sans origine — sinon celle, toute typographique,
constituée par une majuscule régulatrice — et sans terme. Pas de
point : l’énoncé sombre brusquement dans un néant, un blanc qui aspire
sans pitié une voix entraînée à vide. La complexité de l’architecture verbale
déconstruit, par cette rupture sans appel, le bel édifice qu’elle avait semblé
dessiner. Enchâssées les unes dans les autres, les subordonnées oublient la
principale qui les retient. Livrées à elles-mêmes, elles choisissent le
suicide, cette forme de suspension toujours plus définitive au fur et à mesure
que se trace la fiction animale : mais qui sont ces singes qui sifflent
sur sa tête (celle de la narratrice par exemple) ?
En
2004, Le Troisième paraît aux éditions de L’Attente, et dissout
toutes les évidences concernant la langue et la poésie. Constamment hachée par
une ponctuation — le point, souverainement exclusif — qui la
scande sans lui laisser aucun répit, la prose avance par saccades et hoquets
convulsifs. Elle déploie en gras les lignes d’un synopsis qui figure au début
de l’ouvrage. Ce dernier présente un personnage « fixé » mais
néanmoins anonyme dont quelques actes, actions et activités cérébrales sont
exposés sans la moindre mise en perspective. Le texte qui suit, dans une
typographie cette fois classique, s’efforce de ‘déplier’ ces propositions
originelles en s’écartant toujours plus d’un sens, d’une interprétation ou
d’une représentation que l’on croyait encore nécessaires au texte. Décalée, la
narration s’entête pourtant à esquisser les étapes d’un schéma fictionnel qui
laisse, finalement, la parole à un être de papier auquel revient l’ultime
déclaration : « Pour finir disait-il ». Mais l’imparfait du
verbe placé en incise étire à n’en plus finir ce constat d’une fin qui n’est ni
limite ni borne. La prose s’est accomplie en achevant une de ses missions, à
savoir l’expression d’une question : à quoi pense la langue, à quoi fait
penser la poésie ? Les textes et les livres suivants travaillent avec le
même entêtement cet ambitieux envoi.
Untel (Contrat main, 2005) : où trouver untel ? Le Petit Robert lui accorde,
certainement, une notice. On cherche :mais rien entre
« univoque » et « upas ». L’article « un »est si
long : « untel », numéral ou indéfini ? Aucune trace. L’entrée
« tel » lui réservera-t-il une place ? Effectivement : un
tel tient lieu de nom propre lorsqu’il s’écrit en deux mot. Attaché, il
apparaît alors avec une majuscule. Untel, c’est-à-dire Tartempion. Celui,
quelconque, qui représente l’individu moyen, sans nuance péjorative
particulière. Untel, le pronom par lequel on retrouve, tout naturellement, le
trio initial : que sont devenus Pierre, Paul et Jacques ? Fondus en
untel, ils reprennent une chorégraphie tournée vers le combat. L’exercice,
difficile, consistant à décrire une mécanique des corps qui touche à la machine
invisible que chacun porte en soi.
Le
tout récent numéro de Nioques (novembre 2006) comporte une
série de neuf poèmes-additions grâce auxquels Anne Parian retrouve la structure
vers, dépoussiérée de ses oripeaux traditionnels. Chaque vers pose un fragment
d’énoncé ou d’opération mathématique qui mixte la matière verbale aux signes +,
= ou /. La réduction minimale de l’énoncé l’assimile au prédicat, sculpté dans
une typographie mariant les majuscules aux minuscules. Chaque poème consiste
peu ou prou dans une opération qui rebondit à partir d’une matière sonore constamment
revendiquée : assonances et allitérations apportent en effet une vibration
insolite à l’empilement, mathématiquement justifié, des vers. Une
(fausse ?) citation attire particulièrement le regard : « nous
faisons une poésie exagérément ». L’adverbe, dont l’étymologie latine
renvoie à l’idée d’entasser, souligne combien toutes les entreprises et les
choix textuels de l’écrivain dépassent la mesure, celle dont la poésie croit
illusoirement, lorsqu’elle se meurt, avoir la maîtrise.
Des
textes format « micro », en attendant de lire A.F.O.N.S., le plus complet d’entre eux : fragments d’une
post-poésie en cours de voix.
©Anne Malaprade
voir
la notice
bio-bibliographique d’Anne Parian et quelques
extraits de son œuvre publiés dans l’anthologie permanente de Poezibao le 11 décembre 2006
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