Je publie ici le texte de
la présentation que j’ai faite du travail de la poète Mireille Fargier-Caruso,
dans le cadre de l’Association Arts et Jalons, le samedi 16 décembre 2006, à
Saint Mandé.
Ma présentation avait été
précédée d’une intervention du peintre Christos Makridadis avec qui Mireille
Fargier-Caruso a réalisé des livres de bibliophilie. Il avait apporté de
nombreux livres et collages et a donné un aperçu très intéressant sur la façon
dont il abordait le texte poétique, avec cette difficulté que connaît bien Poezibao, ne pas illustrer ce texte mais trouver des
échos, des résonances.
Mireille Fargier-Caruso ou la courbure des voix
Nous qui préférons la courbure des voix
à la force des choses
Contre ciel, 1991
Plutôt que d’inviter à un parcours chronologique,
j’ai choisi une promenade au fil de quelques thèmes qui me paraissent importants.
Et pour donner d’emblée toute la place aux textes, j’ai illustré ma courte
analyse de nombreuses citations extraites des livres de Mireille et de quelques
brèves lectures de poèmes.
Revivre cet abrupt du
corps
les heures au bord du ruisseau
à ramasser des pierres jamais pareilles
pour le plaisir de leurs surfaces dures
fraîcheur de l’eau sur les chevilles
les après-midi de chaleur
et cette joie violente quand on attrapait
d’un mouvement brusque des têtards
qu’on rapportait le soir
dans une boîte en fer à la maison
le long du sentier aux buis
où nos rires défroissaient
la peur de l’ombre
dans nos épaules
ces refuges nous escortent
(Rendez-vous Septembre)
Dans
ce poème, l’enfance convoquée au moyen de quelques moments, quelques images
emblématiques qui disent déjà aussi l’importance des sensations et de la
nature. La chaleur, l’eau des ruisseaux, les sentiments latents de peur.
L’importance de ce bagage dans la vie et l’écriture d’aujourd’hui. Mais aussi
la tension, au sein même de l’évocation, du bonheur et du deuil. A peine dit,
mais sous-jacent, ce sentiment de perte qui est comme la musique de fond de cet
univers.
une presqu’île un Sud
où la peau prendrait source
traversée d’une soif inépuisable
lent voyage
où le corps épouse la terre
ses élans ses mouches ses promesses
tous les contes des hommes pour frontières
sans date ni épave
une accalmie une chanson d’enfance
au-delà des pourquoi des troubles
on resterait de ce côté
de l’évidence
Ici « la peau prend source » et
« le corps épouse la terre ». Il semblerait que l’adulte ait conservé
le rapport d’immersion dans la nature qui est celui de l’enfant, qu’elle n’ait
pas pris, pas accepté de distance. C’est une des grandes beautés de sa poésie,
faire resurgir pour chacun ces sensations si particulières de l’enfance, avant
que la conscience de soi n’impose la séparation d’avec le monde. Il s’agit
selon ses mots de « croire encore à l’immensité »
Persiennes closes pour la
sieste
une échancrure où se dénouent nos soifs
passage à gué entre songe et éveil
on suit le fil d’un cerf-volant
dans un pays qui nous échappe
on met à nu nos visages
à l’écoute des commencements
accord solaire dans la ferveur des mains
sans crier gare
la trame de nos gestes a signé l’invisible
(rendez vous septembre)
La lumière, le feu, la cendre, l’ombre, il y a
toute une pulsation entre les pôles du lumineux et de l’obscur, dans le domaine
physique comme dans le domaine mental. Aveuglement et éblouissement de la
splendeur et certitude du transitoire et de de la fin. Sans cesse la parole
poétique passe de l’un à l’autre, et la persienne déjà évoquée devient comme l’emblème
de ce « strié » de l’expérience du monde. Fait de la splendeur méridionale
de la lumière, mais aussi de la cendre de ce qui est perdu. Dans le livre Heures d’été ou l’envers de l’ombre, ces
deux vers, terribles : « Tant de lumière / et le verglas / des
âmes » (71)
des chiens sifflants
surveillent l’herbe tondue
la vie en flaque
dans les trous des parkings
des mémoires
l’air poisseux des trottoirs
le vent sec des klaxons
plus aucun signe de transparence
à cisailler les liens
les semaines s’écaillent
parmi les passagers
à la voix de silex
(contre-ciel)
Pour finir avec les thèmes, je voudrais attirer l’attention sur l’étonnant
bestiaire que j’ai découvert au fil des pages. Celui des insectes, dont la présence fait songer aux caractères d’imprimerie.
Ils pullulent, fourmis, araignées, abeilles, criquets, guêpes et le scarabée
qui ouvre ce poème :
Tu suis du doigt le
scarabée
cueilles le rire arrêté sur l’églantine
peu de bruit peu de place
tu vis dans un espace las
où resplendit l’humble force de croire
entre distance et fécondité tu oscilles
où irons après nous
tous nos trésors d’argile ?
sur quels cadastres
à jamais inscrits ?
Demeureront le livre
et ses métamorphoses
(silence à vif)
En conclusion de cette courte présentation, je
voudrais attirer l’attention sur le couplage, dans toute l’œuvre, de l’abstrait
et du concret. Il s’agit d’ « être à vif », i.e. réceptive totalement
à l’expérience, au monde, à sa douceur et sa violence, mais aussi se décaler
légèrement de cet à vif pour le penser, et le dire. Dans les premiers livres,
cela donne lieu à un mélange de ce qu’on pourrait appeler des tableaux, donnés
à voir, presque concrètement et mis en regard avec de courts aphorismes. Dans
les derniers livres, l’abstrait et le concret sont tressés en permanence l’un
avec l’autre, le vocabulaire nomme et pense dans le même mouvement. Et au sein
même de ce travail de réflexion qui œuvre dans cette poésie, on retrouve la
polarité entre le sentiment de perte, d’inéluctable, de fuite du temps, de
présence de la mort dont nous avons parlé, mais aussi cette autre donnée, ce
qui peut être son antidote : la
révolte, le refus. En parfaite cohérence avec le parcours de Mireille Fargier-Caruso
qui a finalement opté pour « la courbure des voix » (ce qui peut
passer pour une belle définition du travail artisanal de la poésie), plutôt que
pour la la force des choses.
Dans la petit plaquette De l’horizon éditée par Paupières de Terre, Mireille Fargier-Caruso
a placé en exergue cette remarque de Gilles Deleuze « croire au monde,
c’est ce qui nous manque le plus ». Elle lui répond par « Il faut bien
survivre aux cendres des rêves ». Et ailleurs aussi, ce sera mon dernier
mot, qu’il faut « préserver le regard sans lisière /de l’attirance de
l’enclos ».
© Florence Trocmé, Paris, décembre 2006
Photos :
Photo 1, quelques livres de Mireille Fargier-Caruso et oeuvres de Christos Makridakis
Photo 2, le peintre Christos Makridakis
Photo 3, de gauche à droite, Florence Trocmé, Mireille Fargier-Caruso
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