Avec mes remerciements à Anne Malaprade pour cette recension. Je publierai au mois de janvier la fiche bio-bibliographique de Véronique Vassiliou ainsi que des extraits dans l'anthologie permanente
La poésie, (au)
cœur du service secret
Véronique
Vassiliou a, au moins, deux hétéronymes ÷ Angèle Basile-Royal, mnémographe
(voir, entre autres, la pièce-enquête Le
Coefficient d’échec, qui reparaît aujourd’hui dans une version légèrement
remaniée aux éditions Comp’act), et Angèle Kalia, physicienne. Ces deux
personnages ont, outre leur prénom, un point commun : la trace, la traque,
le tracas, trois termes qui se ressemblent par le son et qui, conjointement,
décrivent assez fidèlement l’entreprise aventureusement étiologique des deux
jeunes femmes. L’Angèle physicienne dialogue ici avec des interlocuteurs
prestigieux qui, au lendemain du 11 septembre 2001, répondent à ses questions
sur la gravité : concept polysémique s’il en est qui renvoie aussi bien à
l’austérité et à la dangerosité qu’au phénomène physique par lequel un corps
est attiré vers le centre de la terre. L’attirance, cette fois, est intellectuelle,
sensuelle et mémorielle : Angèle écrit, Angèle questionne, Angèle ressent,
et c’est toute sa personne qui se donne — corps et âme, âme puis
corps — à son enquête, et s’abandonne au savoir et à l’expérience
d’illustres interlocuteurs, tous extrêmement contemporains les uns des autres,
malgré leur appartenance respective à des temps plus ou moins reculés.
On
connaissait le roman épistolaire ; bienvenue au poème mailé, conçu comme
une correspondance d’un nouvel âge. Celle qui, repérée et espionnée par un
cyber-flic répondant au doux nom de Manolo Zanka, se trouve retranscrite,
dossier après dossier, dans ce livre dépositaire, support matériel d’envois
jusque-là insaisissables, sinon dans la mémoire, artificielle, d’ordinateurs
voués à la destruction et au recyclage…Angèle a ainsi dix correspondants
‘électroniques’, dont les identités variées nécessitent de la part du lecteur
une ouverture d’esprit tendant à l’universel et à l’abolition de ses frontières
géographiques, temporelles et mentales. Bertolt Brecht, Alice au Pays des
Merveilles, Jeff Koons, Isaac Newton, Marcel Duchamp, Miguel Cervantès, Didier
Roth, Raymond Federman, Jean-Pierre Luminet : tous, savants, artistes,
scientifiques, personnages de fiction, écrivains, répliquent, du tac au tac,
aux suggestions d’Angèle ou, au contraire, sollicitent son point de vue à
partir de la proposition d’un impératif quasi catégorique (« Faisons
semblant » propose, d’emblée, Alice) ou de la réflexion entamée sur objet
ultra transitionnel, comme l’est le manieur
de gravité élaboré par Marcel Duchamp… Les dialogues, lapidaires, sont mis
en scène et corsetés par un dispositif formel qui organise, thématise et
hiérarchise les échanges verbaux, chacun constituant un envoi daté, signé,
minuté, titré : péri et paratextes enveloppant l’information promue alors
au statut d’énoncé tout à la fois programmatique, performatif et poétique. Si,
historiquement et contextuellement, la poésie est interrompue ou, si quelque
chose, innommable, interrompt la poésie, le poème comme acte n’en reste pas
moins actualisé : au cœur de l’électronique, au lendemain du 11 septembre
2001, au centre d’une recherche relevant de la science comme de l’enquête
criminelle, des mots parviennent à saisir ce qui, dans la langue, par et au fil
de la langue, touche à l’essentiel d’une expérience et d’un état de conscience.
Hors chant, hors champ, ces vers angéliques ( ?) composent par exemple une
proposition existentiellement ajustée, gravement légère, ou légèrement
grave : « Et JE, je suis fiction oui, JE=fictions comme tout le
monde./Je n’espère rien d’autre/que d’être/comme tout le monde./L’ordinaire
est/un monde./Et je suis mise en mots.
Aujourd’hui,
le soleil éclaire tout. La montagne est une belle balade sombre en contraste
avec le bleu du ciel.
Les
acacias, au premier plan, griffent un peu en brun tirant sur le noir, la
douceur des formes de la Ste-Victoire. Sur son versant délaissé.
L’air
est doux.
J’ai
très envie d’espace. »
Le
chantier de la gravité raconte ainsi l’écriture comme une simultanéité
interrogative destinée à des voix écrites qui sont, en l’échange d’un retour,
intégrées dans un dispositif fictionnel, une maquette matrice en quelque sorte,
qui redéploie, en un astucieux éventail électronique, des propos jusque-là
confinés dans un espace-temps inamovible. Les énoncés recontextualisés dans un
présent soumis à une menace effroyable ayant atteint sa cible, à savoir le
réel, en l’architecture habitée des tours du World Trade Center, se révèlent
des prédictions ou des analyses étrangement lucides. Les messages envoyés par
les savants et les artistes depuis d’autres siècles, détournés, dévoyés,
fracturés, démontés, collés et remontés, gagnent en perspicacité : Brecht,
Cervantès, Alice, Duchamp ont insufflé à leur prose une puissance de résonance
à laquelle Véronique Vassiliou offre ici une forme et un contenu, ce + et ce -
qui entourent sans le borner notre abyssal centre de gravité : la
littérature la poésie.
©Anne Malaprade
Véronique
Vassiliou, Le + et le – de la gravité,
Éditions Comp’act, 2006, 94 p., 16 euros.
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