sans fins d’amours : Bacchus,
poème de François Turner
"Sans
fins d’amours", comme le précise son sous-titre, en référence au fin amors
de la littérature courtoise
avons
chuinté notre chant avons chuinté depuis la lune blanche avons
chuinté des trois heures absentes avons chuinté dans le blanc des trois
heures absentes avons chuinté au bord des colonnes de brume qui
s’élevaient de la rivière qui s’élevaient de la rivière qui s’élevaient au bord
de la rivière avons échangé nos oranges qui avaient échangé leur nuit qui
avaient échangé leur jour qui avalaient leur jour avalaient leur nuit
avalaient leur nom de nom*
Et Qui
n’a jamais atteint, comme en rêve, cette substance ligneuse de la langue que
les anciens appelaient silva (forêt), demeure prisonnier de ces représentations
quand bien même il se tait.
Giorgio
Agamben, Idée de la prose
Bacchus, de François Turner, répond en soi à
toute l’exigence du phénomène poétique. Il existe seul et seul il accomplit son
processus et c’est en soi qu’il touche au plus profond du poétique en nous, si
nous y prenons garde. En parler est difficile sinon le réduire à tout ce qu’il
n’est pas, puisqu’il est radicalement différent. Aussi est-il nécessaire, pour
commencer, de faire parler Turner lui-même. Je me souviens qu’il écrivait, dans
son recueil poème un – dix : que
publiait les éditions de Vallongues en 1985 :
seul.
cette poésie n’a pas de sens. nulle trace de vie personnelle ceci étant toute
ma vie… neuf d’illusion. sans rapport. rapport sans rapport.
Bacchus est un poème « sans fins
d’amours », c’est écrit, divisé en 9 parties. Du présent aux passés de
nous. Au sensible de nous. On entre dans cette relation ouverte à nous pour
entendre l’essence du poème d’amour. Ainsi semble-t-il nous être exposé l’amour
dans ses bords, ses fins et ses retournements, dans le commerce incessant des
corps et des âmes avec, entre, mais jamais avec détours. La parole est franche,
claire malgré les ombres qui l’assistent parfois. Ce qu’il est quand semblent
coexister la joie avec la plus grande peine, et seul le poème peut alors encore
dire.
Nous
regardions nos pierres nous pesions
Et à la
tourne :
Nous ne
pesions pas Nous Avions une légèreté portée par de vaines paroles Nous avions
cette grâce en miroir de la pierre en contrepoids de cette grâce de la pierre
Nous n’avions pas l’éclat soumis au temps lui ne nous faisait pas briller Nous
étions brefs Nous
Je
cherche ce qui ressemble je cherche en effet parce que ce poème, cette
invention permanente, ce travail sur la matière, le nom, la lettre, je sais
qu’il y a longtemps que François Turner l’accomplit aussi radicalement que
possible, tant dans son travail personnel que dans son rapport à la traduction,
qu’il accomplit seul ou avec Jean Bollack, en exégète de Celan. Je cherche ce
qui reste après, les traces de la matière (on pourrait dire matrice) poétique
dans le poème donné au présent. Quelque chose d’une permanence s’inscrit dans
ce texte, qui n’épuise pas, jamais, une longue tradition mais au contraire
convoque en déplaçant. Je cherche aussi dans ses propres traductions :
Hölderlin, Gongora, Pétrarque, Poe. Ce qui émeut. C’est à ça que je pense en
lisant Bacchus, ce qui me bouleverse
parce que l’amour y est tout contenu et que de ce rapport de grande exigence je
sais qu’il est impossible de rendre compte dans sa totalité. Quand je parle du
caractère radical de ce texte, que veux-je dire exactement ? A quels
paysages renvoie-t-il, quelle est son économie ? Et je sens que le simple
est ce qui creuse cette sensation. Le plus simple en même temps ouvre le plus
grand chemin au sens. A l’image, aux images et aux couleurs du poème, sans
doute aussi. Je ne sais rien de ce texte dans son herméneutique. Quand je l’ai
lu, à voix haute, je ne savais pas plus comment Turner le disait pour lui. Mais
de quoi s’agit-il ? De quels bords, au bord de quels horizons ce poème
vient-il échouer, ou générer de nouveau sa propre puissance. Je sais, on nous
dit qu’il emprunte à la fin amors, qu’il s’agit d’un poème d’amour, une fugue
aussi, et je n’y vois qu’éclats stupéfiants d’instants où les corps, dans
l’univers comme quelque chose dans une force, avance, cède, s’abat et se
relève, chante, comme sa seule fin, comme l’oiseau si présent au poème. Et
parce qu’il y a absolument le choix, dans le poème, ce qui reste est le plus
beau.
nous
étions dans l’ombre sans âme croisions croisions dans l’ombre sans âme
croisions hors de la lumière nous croisions nous faisions halte nous faisions
des gestes précis disions des paroles précises nous ne venions pas de naître
nous respirions nous étions nous n’étions pas en fuite nous étions au havre
nous ne le dîmes
Pendant
toute la lecture, qu’on ne peut faire que sur le rythme qu’impose le texte, de
page en page, nous assistons à un processus d’amour, oui, une marche de
l’origine à l’origine. Raconter ne sert à rien. Le seul possible est la lecture
et la saisie. Turner utilise avec la plus grande rigueur les temps et fait de
la répétition l’usage le plus neuf, ainsi les phrases avancent et se brisent à
ce qu’elle laissent pour le reprendre et faire toute neuve la prochaine
solution, la prochaine proposition, la prochaine scansion.
… Nous
portions l’image morte et dure des roses portions l’image des roses dures sur
la terre sèche portions l’image des Roses dures et mortes sur la terre sèche le
parfum mort des roses dures un fil nous entourait un fil noir dirigeait nos pas
Nous nagions au fil d’une délicatesse extrême
Dans le
négatif semble s’annuler la formule : Nous n’allâmes, ne le dîmes
Il y a
une loi, celle que le poète se donne et applique rigoureusement. Certes, mais
la rigueur est étrangement effacée par le chant, le chant de l’imaginaire, du
rêve. Toute puissance onirique du poème. On ne sait de quel temps il s’agit ni
pour quel accomplissement. Dans cette marche imprécatoire, la voix s’élève et
se fixe irrévocablement. Mesure, démesure : rythme. Je n’oublie pas non
plus la délicatesse extrême de ce poème puissant :
…Nous
sourions sourions une forme d’Amour une forme aux gestes gracieux une forme aux
bras à la main une forme héritée du Poème à quoi Nous faisions face une forme
finie à rachever recommencer encore une forme à recoudre encore il fallut des
mains de brodeuse…
Ici et
là, toujours, les qualificatifs se déportent, dégageant un sens neuf, ne
cessant de créer de l’invention dans ce déportement, ce débordement si bien
contenu. Des tableaux me viennent en mémoire, de corps courbés, ou exultant,
ici passe l’oiseau d’Emily Dickinson, des amours cachées, secrètes, des amants
d’estampes, la vague de l’estampe, les bois et le blanc, le bleu oublié
présent. Tout cela dedans, tout contenu pour peu qu’on le veuille bien. Les
corps deviennent dans le texte oiseaux chantant, je ne l’invente pas. Et dans
ce bouleversant ordre bouleversé, acquiescer est peut-être le seul geste
possible.
Avec ce
texte, cette langue à lui seul, François Turner parvient-il à ceci que décrit
Agamben, avec qui j’ai ouvert ces réflexions ? Pour moi je le crois, comme
je crois que cet immense poète doit être lu, enfin lu.
Là où le
langage serait parfaitement accompli, parfaitement délimité, commencerait
l’autre rire, l’autre pleur de l’humanité.
©Sylvie
Gouttebaron
fiche
du livre et biographie de François Turner sur le site de l’éditeur Comp’Act.
Collection Au Carré ;
éditions Comp’Act
ISBN 2-87661-391-3
15 x 21 cm, 112 pages, 17 €
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