Les poèmes de Hugo von Hofmannsthal et un essai de Jean-Yves Masson,
deux ouvrages complémentaires dans la nouvelle collection de poche Verdier
une recension de Tristan Hordé
Ces
deux volumes forment un ensemble qui permet de donner à Hofmannsthal
(1874-1929), sa place dans la littérature européenne du début du XXe siècle.
On a longtemps en effet ignoré en France l’importance du poète et du
prosateur ; sans passer inaperçues la traduction des récits en 1970, celle
du Chevalier à la rose et d’autres
pièces en 1979, n’ont pas rencontré leur public. Ce n’est qu’avec la Lettre de Lord Chandos et autres essais,
en 1980, qu’Hofmannsthal est reconnu, « comme si le texte qui marque son renoncement à la poésie était plus
important que sa poésie elle-même. » (Masson, Hofmannsthal...) Ce paradoxe ne peut être compris qu’en
reconstituant le parcours d’Hofmannsthal, des premiers poèmes aux dernières
proses, ce que propose Jean-Yves Masson dans un essai très dense où situer le
poète le conduit aussi à repenser le statut social de la littérature dans
l’Autriche de la fin du XIXe siècle et du début du suivant, à
interroger le rôle de la tradition littéraire, notamment celle des années
1780-1820 pour les lettres allemandes.
Jean-Yves
Masson a commencé par construire une anthologie d’Hofmannsthal (Orphée/La
Différence, 1990) ; c’est à partir de la traduction de la totalité des
poèmes et de plusieurs proses (voir Bibliographie) qu’il a suivi le cheminement
spirituel de l’écrivain autrichien, de l’esthétisme narcissique de la jeunesse
au primat de l’éthique des derniers textes. Le titre de son essai rend compte
de cette transformation :
Hofmannsthal renonce tôt à la poésie – il écrit son œuvre poétique entre 1888
et 1907 – non par impuissance, mais pour écrire autre chose, "se
métamorphoser" et produire pour le théâtre et l’opéra. Abandon de la
« scène mentale » pour la
scène réelle, construction d’une carrière littéraire : évolution complexe
résumée dans la présentation du Lien
d’ombre par Jean-Yves Masson : « Se tourner vers le théâtre, accepter la collaboration avec un metteur
en scène, avec les comédiens, et s’il le faut avec un compositeur, c’est, au
prix peut-être d’une souffrance salutaire, aller vers l’autre, sortir de la
solitude narcissique qui est celle du poète lyrique pur. »
On
ne notera que quelques aspects mis ici en lumière et, d’abord, le rôle
essentiel de la musique pour Hofmannsthal – comment, sinon, aurait-il pu écrire
des livrets d’opéra, de La Femme sans
ombre au Chevalier à la rose ou à
Ariane à Naxos ? Ce rôle est
marqué notamment par sa célébration de Beethoven, qui a su faire naître un
« langage au-delà du langage »
selon les mots du poète, qui s’est consacré à une recherche intérieure « qui vise l’au-delà des sons, mais par
laquelle les sons forment encore un langage. » La place attribuée à
Beethoven est liée au statut qu’Hofmannsthal donne à la tradition dans l’Europe
de l’après Première Guerre mondiale et, également, au statut qu’elle a chez
lui (ses premiers poèmes sont écrits à partir de Goethe et des
contemporains de Goethe). Beethoven serait un symbole d’unité du moi, de la
cohérence pour une Europe qui a perdu le sens de la communauté. La référence à
la musique de Beethoven a encore une autre fonction : dans ses poèmes,
Hofmannsthal sans cesse se voit comme un Moi sans langage, voué à ne pouvoir
dire toutes les émotions qu’il connaît et, cependant, acharné à dépasser
l’inaptitude du langage à communiquer l’indicible. La musique, pour lui, y
parvient, comme le geste du comédien.
Le
parcours d’Hofmannsthal se comprend également dans un contexte social et
politique. Le poète est né dans une famille de juifs convertis au catholicisme,
aisée – le père était banquier – , anoblie dans la première partie du XIXe
siècle. Ce n’est pas un hasard, donc, si Hofmannsthal a toujours été attaché à
l’ordre impérial, si pour lui l’ordre politique devait refléter un ordre
cosmique.
Les
poèmes, ici en édition bilingue, sont lus autrement quand on a suivi l’essai de
Jean-Yves Masson. Le titre choisi reprend un vers d’une strophe qu’Hofmannsthal
avait placée en épigraphe de ses poèmes : Où que j’approche, où que j’aborde, / Ici dans l’ombre, là sur le
sable, / Ils viendront près de moi s’asseoir, / Et moi, je les divertirai, / Je
les lierai de mon lien d’ombre. Pour Masson, ce vers définit la poétique
d’Hofmannsthal, qui est le « poète
du lien, de ce « lien d’ombre » qui est aussi le pouvoir magique de
la poésie, par la liaison étroite, rythmique et sonore, entre les mots, et fait
de chaque poème un petit univers. »
©Tristan Hordé
Hugo von
Hofmannsthal, Le lien d’ombre,
traduit de l’allemand, annoté et présenté par Jean-Yves Masson, Verdier poche,
2006 ;
Jean-Yves Masson, Hofmannsthal, renoncement et métamorphose,
Verdier poche 2006.
bio-bibliographie d'Hugo von Hohmannstahl
Le poème "Instants vécus"
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