Traduire, une opération d’amour
Ce 26 janvier 2007, à l’Institut d’Etudes
hispaniques, le poète et traducteur Jacques Ancet[1] donnait la première
leçon du séminaire PIAL[2]
Il avait choisi de présenter l’œuvre de Juan
Gelman et les problèmes de traduction qu’elle pose.
En deux heures de temps, il a dressé la figure du
poète argentin, brossé sa vie tragique, analysé plusieurs poèmes et les
composantes de son style où se mêlent l’héritage des grands mystiques et celui
du tango pour terminer sur une méditation, je choisis ce mot fort à dessein,
sur ce que signifie traduire.
Jacques Ancet est parti du livre récemment publié L’Opération d’amour[3] pour ouvrir sa
présentation de Juan Gelman[4]. Le titre du recueil
original est Citas y commentarios,
mais ce titre, très dans la veine de Juan Gelman qui déteste les titres
poétiques, risquait de rebuter le lecteur français et de nuire à l’introduction
de ce très grand poète encore totalement méconnu pour ne pas dire inconnu en France.
Jacques Ancet a donc proposé à Juan Gelman de choisir le titre L’Opération d’amour, d’après une citation
de Thérèse d’Avila. Avec dès ce moment un aperçu humoristique sur la question
de la traduction. Dire en effet Les
Opérations d’amour aurait fait « bloc opératoire » et Opération amour « James Bond ».
L’opération d’amour évoque, elle, la
transmutation, l’alchimie, la douleur transfigurée en amour, dans une vraie
proximité avec la thématique du livre.
Car Juan Gelman a une vie tragique et sa poésie
est « combattante, fraternelle, blessée, fulgurante »[5], une poésie « violente
et tendre ».
Il a fallu près de six ans pour que ce livre voie
le jour en France et
c’est grâce à l’insistance d’André Velter auprès d’Antoine Gallimard que cette
publication a été possible.
Une vie tragique
Jacques Ancet trace les principaux moments de la
vie de Juan Gelman, né en Argentine en 1930 et marqué dans sa chair par la
tragédie de la dictature argentine puisque s’il n’était pas présent lorsque la
police militaire s’est présentée chez lui, elle a arrêté sa fille, son fils et
sa belle-fille enceinte. Sa fille en réchappera par miracle, mais pas son fils
dont on retrouvera le corps en 1989 dans un baril rempli de ciment et de fer,
jeté dans un canal ; ni sa belle-fille qu’on laissera mener sa grossesse à
son terme pour lui voler son enfant avant de la faire disparaître, enfant qui
sera « donné » à une famille de militaires et que Juan Gelman
retrouvera après des années de recherche en 1999. C’est donc une vie traversée
par la violence, la souffrance et l’errance puisque le poète ne cessera d’aller
d’Italie en Belgique, d’Espagne en France, errance de l’exil. Comment écrire au
cœur de tant de douleur? « Écrire part de la nécessité d’épuiser une
obsession » dira Gelman.
La langue du poète
C’est donc une langue éclatée qui va être celle
que se choisit le poète, une langue qui mêle trois composantes au moins :
le porteño qui est le parlé populaire de Buenos Aires, sorte de langue
maternelle, la seule à pouvoir représenter la patrie, la lumière, les paysages
d’une « vie commencée brutalement sectionnée ». Mais à ce parler
populaire se mêle la langue des mystiques, le livre étant largement fondé sur
des citations et des commentaires de Thérèse d’Avila, de Jean de la Croix, d’Hadewijch
d’Anvers, du roi David, d’Isaïe. Les mystiques sont pour Gelman une référence
constante parce qu’eux aussi ont été touchés au plus profond d’eux-mêmes par un
exil qu’ils ne peuvent pas accepter. Écho d’une impossible présence. Il faut
donner écho au passage de quelque chose qui blesse, qui surgit au plus intime
du corps. Impuissants à dire, ils ne cessent de parler et ont souvent recours
au poème, parole de la non-parole. Jacques Ancet rappelle ici que selon
Unamuno, ce sont les mystiques qui ont créé la langue espagnole au XVIe
siècle.
En cet instant, il fait entendre à l’auditoire la
voix de Gelman disant l’un des commentaires de L’Opération d’amour, audition qu’il fait suivre de sa propre et
très belle lecture de sa traduction en français.
Mais dans cette langue, une autre inspiration,
beaucoup plus proche, se fait jour, en plus de la langue d’enfance déjà évoquée
(et aussi au demeurant de la langue enfantine), il s’agit des poètes du tango.
Il y a dans le livre une vingtaine de poèmes qui sont commentaires de paroles
de tangos car comme l’a dit Gelman à Jacques Ancet qui l’interrogeait sur ce
sujet : « les paroliers de tango sont des mystiques ». Il y a
donc dans le livre comme un chœur de voix dont le poète serait le coryphée, s’adressant
à un vos qui est l’autre, le Sud,
dieu, l’être aimé, autant de figures magnétiques qui alternent et se
superposent, disant l’absence infinie et la présence brûlante.
Grammaire
qui contient donc cette langue des mystiques,
elle-même en pleine formation, avec un flottement du genre des mots en
particulier, le parler populaire et la poésie des tangos (Jacques Ancet en
connaît apparemment plusieurs par cœur et chante même le début de deux d’entre
eux !), découvrant à l’intérieur même de certains poèmes des citations
presque littérales de tangos très connus comme la Cumparsita harmonisée par Roberto Firpo en 1917.
Autres caractéristiques relevées par le traducteur :
un recours important aux diminutifs (« ils domestiquent les grands mots »
disait Lorca), l’usage des barres (/), comme ponctuation, à l’exclusion des
autres signes, la litanie interrogative et de très nombreux néologismes. Les
barres scandent les poèmes pendant plus de vingt ans de la production de
Gelman, elles ont une valeur « rythmico-affective », l’écriture est
un flux et non pas un discours, pas de majuscules, pas de points, un effet
plutôt de tourniquets tournant dans les deux sens. La litanie interrogative
enchaîne parfois sur un poème entier comme la « citation XLV » une séquence
ininterrompue de questions : il s’agit de mettre en question la réalité
par un harcèlement d’interrogations. Enfin, Gelman multiplie les néologismes à
partir du privatif des comme dans despradar (dépaterner en quelque sorte), jouant sur la valeur positive
& négative du des, arrachement à
soi-même, désassimilation, défaut, démoli, détruit et pour l’aspect positif desvolar, désamertumer…. Il verbalise
des adverbes ou des substantifs. Dans une sorte de référence à Dante
multipliant les néologismes pointant vers l’indicible transhumanar, transhumaner, sintrear,
se faire trois, s'imparadizar (s'emparadiser), s'insemprar (se toujouriser), s'inzaffirar (s'ensaphirer)
Comment traduire en effet toutes ces inventions,
cette « langue étrangère dans sa propre langue » et rendue encore
plus explosive par les formes fixes retenues par Juan Gelman, qui écrit le plus
souvent en octo- ou déca-syllabes. La tension se créant à l’intérieur « comme
dans une cocotte-minute », la forme
fixe rendant les ruptures de syntaxe et de vocabulaire encore plus explosives !
En ce qui concerne la langue des mystiques espagnols, une solution relativement
simple s’est offerte, reprendre des tournures anciennes en français pour rendre
le côté suranné. Pour le porteño, il n’y a pas de vraie solution et enfin pour
les néologismes, Jacques Ancet souligne à quel point il a dû lutter contre une
sorte d’autocensure sous-jacente en raison du préjugé répandu que la langue
française ne tolère pas bien les néologismes.
Il glisse insensiblement du cas particulier de
Gelman à la traduction en général, rappelant la belle formule de Schleiermacher
« la langue est un universel singulier ». Rappelant qu’on ne traduit
pas une langue mais un texte. Et que l’on rencontre et doit lutter contre les
préjugés à chaque page. Comment rendre par exemple les changements du genre des
mots fréquents chez Gelman sans faire croire aux correcteurs et lecteurs
français qu’on a laissé des coquilles ? Au passage, il brosse un bref
rappel historique de ce que fut la traduction au cours des siècles, paraphrase
de l’antiquité, littéralité du Moyen-âge, annexion ou adaptation des XVIIe
et XVIIIe siècle pour revenir à la « fidélité » au XXe
siècle. Fidélité ? Au plus près du sens, sans en rien changer. Mais quid
du sens, quid du texte ? La fidélité lexicale repose sur un concept dualiste du
langage et de la réalité. Évoquant Humboldt disant que « aucun mot d’une
langue n’équivaut exactement au mot d’une autre langue » et soulignant que
« la langue de l’écrivain crée un système de valeurs », que « le
sens du mot n’est qu’un aspect du sens général », qu’il y a la notion de
rythme « passage d’une présence dans le discours ». Que la traduction
n’est pas « une entreprise d’import-export ». Qu’il s’agit en fait de
façon beaucoup plus inquiétante de « tuer
le texte de départ pour le re-susciter dans le texte d’arrivée ». Et que
le corps ressuscité n’est pas le corps d’origine. Le texte en français n’est
que l’empreinte de l’original, il n’est ni du français, ni de l’espagnol, mais
du Gelman. En prenant en compte le fait que, selon Blanchot « l’original
n' est jamais immobile ». S’en tenir au seul mot à mot est le comble de l’infidélité,
c’est « priver le poème de son corps et de sa voix ».
C’est donc sur une très belle méditation sur la
traduction que s’est refermée cette séance
©florence Trocmé
[1] Concernant Jacques Ancet, voir sa note bio-bibliographique sur Poezibao
[2] Le PIAL, dont Laurence Breysse-Chanet et Ina Salazar assurent la direction à partir de ce mois de janvier, prend la suite du Séminaire de Poésie Ibérique de l'Institut Hispanique de Paris IV. Il a été rebaptisé Poésies Ibériques et d'Amérique Latine pour manifester la volonté d'ouverture aux poésies d'Amérique Latine, afin que ce lieu de travail soit aussi un lieu de passage, de rencontres entre les poésies de langue espagnole (sans oublier le catalan, et la langue portugaise). Voir le calendrier sur Poezibao
[3] L’opération d’amour, présenté et traduit par Jacques Ancet, postface de Julio Cortazar, Gallimard, 2006
[5] sauf indication contraire, les guillemets marquent des propos notés de Jacques Ancet, notés littéralement
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