Lire à tâtons
Michèle Cohen-Halimi, Seul le
renversement, éditions de l’Attente, 2006, 120 pages,11 euros.
Michèle Cohen-Halimi, philosophe spécialiste de Kant et de Nietzsche, a
co-dirigé avec Francis Cohen[1] le recueil de Mélanges
offert à Claude Royet-Journoud, je te
continue ma lecture[2]. Dans Seul le renversement, elle entreprend de
lire le premier livre de la tétralogie de l’écrivain, qui regroupe Le renversement, La notion d’obstacle, Les
objets contiennent l’infini et Les
natures indivisibles[3]. Cette entreprise
ne donne pas seulement lieu à une lecture philosophique ; le travail de
Claude Royet-Journoud oblige le lecteur à s’engager dans une expérience plus
complexe qui aboutit, au gré d’une torsion, à un essai de philosophie de la
lecture. La première partie du livre anticipe la lecture du renversement, établit les éléments
nécessaires à une traversée qui s’apparente tout d’abord à la
« traduction : mot à mot, sans perspective ni volume »[4]. La deuxième partie,
« Le jeu de paume », qui met en œuvre le mouvement du livre, est une
lecture en acte de son trajet et de sa « scénographie ». Enfin,
« Légende 2 » accroît la lecture de son après-coup, qui prend la
forme de l’adresse.
Qui se trouve dissimulé sous le masque d’Épicure, lui-même anonymement introduit par une citation de Diogène Laërce le situant entre l’art du grammatiste (qui enseigne à lire et à écrire) et celui du philosophe (qui s’appuie sur la raison et récuse la révélation) ? S’agit-il de l’écrivain ou du philosophe ? À moins qu’Épicure nomme le lieu où le philosophe et le grammatiste viennent à se toucher, à s’entretenir et à se partager, le « je » et le « tu » énonçant tout au long de l’essai « un échange silencieux et intime »[5]. Le grammatiste déçu interroge la question du « Chaos » chez Hésiode. Ce nom, dans la Théogonie, prédispose à une genèse qui consiste en un engendrement nominal dont il se trouve exclu, puisque, élément primordial, il est rationnellement déporté de l’enchaînement causal. « Chaos » reste souverain et muet, « anachronique » en ce que la création constitue son après-coup temporel sur lequel règne Chronos. “Épicure“, lecteur inquiet, initie par sa lecture, « le travail du nom », une série de renversements : il met fin au règne de la théogonie et de la fable et établit, après Démocrite, une poésie (doublée d’une grammaire) physique, selon laquelle les lettres, tels les atomes du matérialisme ancien, constituent par leurs différences (« figure, ordre et position »), par leurs contacts et tournures, « la nécessité du nom »[6]. La description devient la méthode d’investigation appropriée à un espace physique mis à plat, dans la perspective duquel les mots s’alignent, s’articulent, donnent lieu au lieu évidé des dieux, au vide atomique des blancs, à l’immobilité à grands pas des lettres, dont la « nature indivisible » stabilise et met au présent toute possibilité de mouvement. Sous l’œil du lecteur, dans la grammaire et sur un plan de projection, le nom se trouve géométrisé, mis hors de question. Tout se réduit donc à l’état de corps délinéés étendus sur le plan de la page. Il faut au livre la dimension du volume pour que, dans la succession et dans le battement des feuillets, dans l’écart qui préside au rapprochement/éloignement de l’écrivain (ce lecteur) et du lecteur (qui entre ainsi en écriture) se trouve suscitée une troisième dimension, celle de l’histoire, du récit. La fiction d’une « adresse » se trame et se perd au-dessus de la ligne de faille que constitue l’objection du livre.
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Le mot selon “Épicure“ serait cet atome, « nature
indivisible » composée de « très petites parties »,
imperceptibles, qui assurent son unité et sa motilité. Ces « angles »
ou « coins » peuvent être conçus comme de petites articulations au
gré desquelles les mots se touchent, se retiennent, se repoussent ou
s’aimantent. Cet infime organe de relation constitue ce que les grammairiens
nomment la « clinée » de la préposition, « cette pression
inaperçue dans la matière »[7], cet
« étirement » qui unit les mots en exprimant leur rapport. L’œil de
lecture doit atteindre le degré d’acuité nécessaire pour saisir « sous la
limite des corps perceptibles les agencements minimaux, angulés des “très
petites parties“, détachables mais non séparables, comme autant de fines
attaches articulatoires – poignet, coudes, genoux, chevilles – dont l’œil
suivra le déplacement mot à mot »[8]. Il ne s’agit pas ici
d’une simple analogie anatomique, d’un nouveau « corps social » ou
d’un autre « corps du roi » ; la vie des mots ne se départit pas
de la vie de l’œil : la lecture est une expérience optique. Les mots
jouent sur un théâtre[9], selon une mise en scène
très rigoureuse, comme peut l’être la mise en page des livres de Claude
Royet-Journoud.
Cette lecture à la frange aveugle des mots dont le poète serait le
nouveau « grammatiste » se joue sur une scène wittgensteinienne, elle
aussi autrement grammaticale. « Que se passe-t-il lorsqu’il
lit ? »[10]
Un dialogue se tient – entre plusieurs acteurs masculins (dont un moniteur, un
lecteur du Cahier brun et un témoin),
une femme, un spectateur – sur les différentes formes que peuvent prendre la
lecture et son apprentissage (voire son élevage tant elles relèvent parfois
d’une stricte mimétologie) et qui ne sont donc pas toutes au même degré
garantes d’un sens ou d’une compréhension. Cependant, selon cette méthode purement descriptive, chacune
des pratiques scrutées (un œil nous met en présence d’un théâtre complet –
scène, salle et coulisse – et ses battements de paupières initient tout au long
de la représentation un complexe jeu de lever, de baisser et de tirer du
rideau) relève bien littéralement d’une lecture. Lire n’est donc pas savoir
lire ou comprendre ce qu’on lit, mais ressortit plutôt à une traduction et
porte en soi un degré plus ou moins grand d’inconscience ou d’ignorance. L’œil
entre dans la lecture par accident, en trouvant l’angle d’inclinaison qui de
lui-même énonce : « Ici, la vue est libre ! » (Goethe)[11]. C’est dire tout aussi
bien que l’œil est pris ; la scène se joue tout au fond de lui, les mots,
les vers visualisés sont aussitôt mentalisés, ils impriment autant la surface
que la mémoire rétiniennes. Comme l’indique Francis Cohen, « il faut lire
en lisant »[12] :
le chemin de lecture est un « encerclement »[13].
Suivre pas à pas, séquence après séquence cette lecture s’avère
nécessaire à rendre compte de l’envergure philosophique du travail de Claude
Royet-Journoud. « Le jeu de paume » est celui que suscitent, dans et
par le livre, les mouvements des mains et de la vue. Ce jeu suppose un
partenaire silencieux et une balle invisible. Dans cette deuxième partie, on
assiste à la lecture du renversement
séquence par séquence ; un échange a lieu entre les titres de chacune
d’elles – qui annoncent puis découpent l’entreprise du lecteur – et les
sections de la lecture (elles-mêmes titrées) s’opérant sous les espèces de
l’écriture : la torsion a lieu. Le commencement
est une privation d’origine ou d’intention ; le cadre ouvert du livre
n’offre pas de supplémentation ou d’écart pour le libre jeu de la différance. Dans cette perspective philosophique,
le renversement objecte à Derrida l’aphasie de sa
« scénographie » : les mots n’offrent ni ne visent ; le
travail du vers, celui de la négation les isolent sur une surface qui les
suspend loin de tout dehors référentiel, ne laisse plus percevoir que l’incarnation
des voix (italiques) et la mobilité des corps (vers). Chaque page est porteuse
d’une force initiale qui, interfoliée, se rapporte de proche en proche à
l’ensemble du volume. Celui-ci articule la circulation de l’œil au gré d’une
mise en perspective s’apparentant à une grammaire : « Comment un
livre pourrait-il n’être qu’une addition de feuilles ? »[14] En allant à la rencontre
du mot l’œil soulève une nuée de simulacres qui le déportent du corps
graphique. Dans la séquence « le cercle nombreux », les éléments de
prose orchestrent un tel déploiement d’images. Les limites du corps sont
débordées par leur violence anamorphique qui anime tout un ballet de
ressemblances. La prose est ce chaos hésiodique auquel le vers s’oppose comme
« l’ascèse du “vois ci“ »[15] : « par le vers
advient l’échéance d’un corps dans la renverse des images »[16]. Advenue qui ne saurait
être définitive : comme dans le cas de l’image primaire, « …les bêtes
réapparaissent. »[17] Au centre du livre,
« le milieu de dispersion », le vers « échapperons-nous à
l’analogie » donne son thème autant que sa loi à l’ouvrage qui se déploie
à partir de lui : il redistribue la mobilité des vers selon une symétrie
dont il constitue l’axe. Il disperse les images, éteint le mensonge, réduit les
aberrations, gardant ainsi le langage de tous les écueils qui l’éloignent de
lui-même. C’est le travail du vers, polarisateur de durée, de lui rendre
« une limite corporée », et à la page blanchie de mettre en évidence
les trajectoires du vers, traces visuelles que le lecteur suit à tâtons quand,
au bord de l’aveuglement, voir se change en toucher. Cet acte de préhension est
l’œuvre de celui qui travaille le vers, la page, le volume entier du livre à la
façon d’un « imagier »[18] du Moyen Âge. Le terme
insiste sur le travail, la réalisation manuelle et pratique du fresquiste ou du
sculpteur dont la tâche est de disposer les éléments de la représentation, de
dégager la figure par délinéation et de répartir les masses de la
composition : l’imagier ne travaille pas à l’image mais sur son
cerne. Tout a lieu dans cet acte qui
renverse la perspective en disposant le tracé du vers (une figure se décline)
sur une surface où l’image annulée laisse place au fond chaulé.
« Je lis que tu écris ta lecture – torsion – j’écris la lecture que
tu écris. »[19]
Ainsi peut se résumer l’opération intime à laquelle se livre Michèle
Cohen-Halimi dans une démarche en miroir qui pour rester rigoureusement
descriptive se doit d’échapper au mimétisme. La lecture serrée qui se joue
entre le « je » et le « tu » s’en tient donc aux règles de
l’écart, et à l’ignorance qui mesure la distance séparant l’œil de la main,
ainsi que l’écrivain du lecteur ; distance sans franchissement mais non
sans parcours, l’angle et l’inclinaison étant une fois mis à découvert.
L’approche philosophique parvient à saisir le geste de l’écrivain qui, non
moins philosophiquement, oblige l’œil du lecteur à en passer par la main, par
le tâtonnement qui reconduit à la vue : « Il y a donc une vision à
laquelle notre peau sert de rétine. »[20] Seul le renversement rend également compte du lieu de passage que
constitue la tétralogie : les très nombreuses citations constituent une
polyphonie qui ouvre l’essai à une dimension scénique où les voix rapportées
démultiplient les rôles et témoignent de l’importance des questions soulevées
par l’écrivain, tant du point de vue littéraire et philosophique,
qu’artistique. Elles restituent la pluralité des lectures écrites et des
écritures lues de laquelle se détache, discrètement singulière, présente et
décisive, celles de Claude Royet-Journoud.
Olivier Goujat
Journal du regard, journal d’un regard, Seul le renversement retrace les étapes décisives d’une expérience
de lecture qui croise et décroise l’œil, la main et la page. La traversée d’un
livre constitue un voyage dans le temps (l’histoire de la philosophie) et
l’espace (la peinture, le cinéma) que cet essai relate avec une précision
narrative aussi dense qu’élancée. Michèle Cohen-Halimi (dé)montre que la
lecture du livre de Claude Royet-Journoud intitulé Le renversement (Gallimard, 1972) a bouleversé la lectrice qu’elle
est jusqu’à la faire advenir à l’écriture. L’essai se présente sous la forme de
fragments adressés à un « tu » anonyme et cependant démasqué, Claude
Royet-Journoud lui-même, fragments tissant peu à peu le maillage d’un texte
polyphonique qui est bien plus qu’un hommage. L’impact du renversement est en effet celui d’une révélation, autant esthétique
que mentale : révolution du regard tout d’abord, qui découvre dans l’agencement
des mots en vers et des vers en pages une scénographie toute en ombres et
lumières, révélation mentale ensuite qui identifie dans l’agencement de la
langue l’histoire d’un chaos menant jusqu’à une genèse, sens mis à nu, son
dévêtu. L’infini n’est pas seulement le propre de l’univers : il cadre
l’espace-temps du livre (celui de Claude Royet-Journoud bien sûr, celui de
Michèle Cohen-Halimi) dont la lecture est un double inversé. Scripteur lecteur
lecteur scripteur, lecteur scripteur scripteur lecteur : le chiasme n’est
plus seulement une figure de style. Il désigne plutôt un nouveau
corps-à-corps : celui formé par le couple, indéfectiblement lié, de
l’écrivain et du lecteur qui, en miroir, et dans l’éblouissement de rencontres
démultipliées, invente la littérature comme le lieu de l’engagement à
lire-écrire dans le compagnonnage de témoins extrêmement contemporains auxquels
seul le livre propose un refuge qui soit également l’origine d’une nouvelle
écoute.
Anne Malaprade
[1]
Auquel Seul le renversement est
dédié.
[2] je te continue ma lecture, Mélanges pour
Claude Royet-Journoud, P.O.L., 1999.
[3]
Respectivement publiés en 1972,1978,1984 et 1997, aux éditions Gallimard.
[4]
Michèle Cohen-Halimi, Seul le
renversement, Éditions de l’Attente, 2006, p. 39.
[5] Op. cit., p. 117.
[6] Op. cit., p. 18.
[7] Op. cit., p. 27.
[8] Op. cit., p. 23.
[9]
Depuis Mallarmé, la question du théâtre est devenue majeure pour de nombreux
poètes. Autour de Claude Royet-Journoud, elle est par exemple décisive chez
Roger Giroux et chez Anne-Marie Albiach.
[10] Op. cit., p. 30.
[11] Op. cit., p. 39.
[12] Op. cit., p. 56.
[13] Op. cit., p. 41.
[14] Op. cit., p. 52.
[15] Op. cit., p. 66.
[16] Op. cit., p. 67.
[17] Op. cit., p. 73 ; citation d’un
vers du renversement.
[18] Op. cit., p. 91 et la séquence éponyme
du renversement.
[19] Op. cit., p. 41.
[20] Op. cit., p. 112.
Rédigé par : gmc | vendredi 12 janvier 2007 à 16h32