Avec
Claude Vigée, le temps du deuil
Aujourd’hui, m’apprêtant à tenter de dire les moments vécus
hier auprès de Claude Vigée, c’est un état d’âme bien plutôt que je voudrais
tenter de décrire. Une émotion, profonde, puissante. L’évidence d’avoir vécu un
événement très particulier.
Rencontre décidée de longue date.
Et puis, entretemps, le deuil pour Claude Vigée. La
perte, le 17 janvier 2007, d’Evy, celle qui fut la femme de toute sa vie, sa
cousine germaine, aimée dès l’adolescence, épousée jeune et avec laquelle il
aura vécu plus de soixante-dix ans (Claude Vigée a aujourd’hui 86 ans). Et
cette rencontre programmée, la première sortie après l’inhumation à Bischwiller et un court
séjour en Alsace, après aussi une promenade au Ranelagh dont il sera question
un peu plus tard.
La poésie comme une unité d’être
Anne Mounic commence par dresser les grandes étapes de la
vie de Claude Vigée[2],
rappelant à quel point elle fut itinérante (l’Alsace natale, l’exil aux
États-Unis, les années à Jérusalem puis Paris), évoquant la pratique de pas
moins de sept langues : l’alsacien et le judéo-alsacien dont il est sans
doute un des derniers locuteurs, le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol
et l’hébreu. On se rendra vite compte à quel point les traditions, littéraires
notamment, se mêlent dans l’imaginaire et la mémoire de Claude Vigée, de
Shakespeare à Goethe, de Rilke à Saint John Perse, en passant par T.S. Eliot,
Baudelaire et toute la tradition hébraïque, la Kabale, le Talmud, le Zohar et
la Bible bien sûr. Et Anne Mounic de montrer que le lieu de l’unité de cette
vie est la poésie. La poésie comme une unité d’être est au demeurant le titre qu’elle donne à sa communication.
Elle insiste sur le refus du dualisme qui habite le poète, et revient sur la
notion de jouï-dire et l’analogie
constamment faite entre l’acte sexuel et l’acte poétique qui « témoigne du
vivant et l’engendre dans l’instant de feu du poème ».
Claude Vigée explique que dans le Talmud, le religieux et
le charnel se mêlent intimement et évoque une première fois ce tout récent
poème, écrit quelques jours auparavant et qui montre lui aussi comme vie de
l’esprit et vie du corps ne sont jamais séparées. Le rythme de la marche,
retrouvé après les premières semaines du deuil, dans une promenade au Ranelagh :
« pendant la marche ça s’éveille et
ça trouve les mots qu’il faut »,. Revenant sur la question d’Anne Mounic,
il dit avoir précocement laissé éclore en lui la conscience d’une sexualité relevant
à la fois du religieux et du charnel, autour d’une triple quête : celle de la
jouissance, puis la réception de la
« dilection de l’amour », l’amour naissant qui répond à la présence
d’un autre être et enfin la quête du salut, « trois forces qui se sont
donné la main pour ne plus lâcher prise ». Et de s’étonner de sa
longévité, lui l’enfant fragile, lui dont tous les proches ont disparu, lui qui
n’aimait pas le sport sauf « marcher, nager, courir, faire de la
bicyclette ». Et de sa « résilience » à la fois mentale et
corporelle [et l’homme qui est là, vraiment là de toute sa présence, alors même
qu’il est dans l’ombre du deuil, est en effet extraordinairement beau, vivant,
suivant les méandres et les digressions souvent complexes de sa propre pensée
sans un instant d’hésitation, faisant monter de sa mémoire des citations
entières de Saint John Perse, de Baudelaire, s’agaçant mais à peine de ne pas
trouver la fin d’un énième vers!].
Les
grands maîtres
C’est que l’idée de l’énergie vitale et créatrice est
très forte, énergie qui « s’exerce aux frontières actuelles, en défiant
cette précarité ». « Je suis un être de défi », dit Claude
Vigée, « d’accord avec tout le monde à condition que ce soit mes
idées », ajoute-t-il avec humour, se décrivant comme « un mauvais
esprit prudent ». Mais comment tout cela est-il possible,
s’interroge-t-il, comment faut-il comprendre, comment non pas jouer le jeu,
mais jouer son rôle, sa partie ? Avec l’aide en particulier de
Shakespeare, du Goethe du premier Faust
et de Conversations avec Eckermann
qui lui ont permis de reconnaître, dès l’adolescence, ce qui était en lui mais
pour quoi il n’avait pas encore de mots, « dette à jamais ». Il
revient sur la question de la jouissance, montrant qu’il n’a jamais succombé à
la « double tentation », d’un côté être un automate égocentrique au
service de sa seule volupté personnelle (machine à sexe) ou de l’autre côté
s’imposer un ascétisme moralisateur. S’intercale ici sur le ton de la
conversation intime, une première évocation d’Evy, sa cousine, leur approche
commune de la sensualité, leurs dialogues sans fin, les confidences qu’ils se
faisaient alors qu’ils n’avaient que seize, dix-sept ans et puis plus tard la
découverte des caresses et cette tranquille assertion que « la vie
érotique est une manifestation évidente de la grâce divine ». Puis de
dire, avec autant de simplicité « le bonheur appartient maintenant à autrefois
depuis quelques semaines ». Comment devenir, comment rester vivant,
maintenant ? L’échange de ce jour est présenté comme l’occasion d’une
« remontée comme le nageur qui a touché le fond » car il faut
« apprendre à vivre encore un peu, la dernière étape ». Claude Vigée
à la fin de la rencontre remerciera l’assistance d’avoir rendu possible cette « libération ».
Le surgissement
du poème
Anne Mounic tente de ramener, sans beaucoup de succès,
Claude Vigée à des aspects plus théoriques de son travail. Lui revient au
concret du surgissement du poème, évoque ses premiers écrits au commencement de
la guerre, influencés à la fois par Valéry et Baudelaire. Quand survint la
publication du statut des juifs. Son exode vers Toulouse, sa difficulté à se
situer dans ce chaos, seul, sans maître, sans directeur de conscience. Sa
découverte de la Bible au contact de jeunes juifs. La poésie qu’il continue à
écrire, les études de médecine interrompues mais qui lui auront laissé le temps
d’être confronté là aussi à la mort, par la dissection de cadavres (« qui
n’étaient pas en plastique comme aujourd’hui »). Sa découverte qu’écrire
une œuvre où on ne tienne pas compte de tout ce qui arrive est impossible :
« il fallait donc en même temps faire fusionner le récit (témoignage,
distance), la prose, la narration, la méditation sur ce qui arrivait, était
arrivé et les moments d’exaltation ». Répondant ainsi à la question posée
par Anne Mounic sur cette forme particulière par lui inventée, le judan, associant la poésie et le récit, ce
dernier souvent d’une crudité, d’une concrétude (Lévinas) réelles, les faisant
fusionner.
« On avance dans la vie en boitant », dit-il
évoquant Jacob et sa lutte avec l’ange, on associe le mouvement de la prose,
horizontal et celui de la poésie, vertical. Il s’arrête sur la lettre aleph, la
première lettre de l’alphabet hébreu, de valeur numérique 1, en fait une lettre
muette qui a toutes sortes de valeurs vocaliques.
Suivant un chemin apparemment vagabond mais en réalité
très cohérent, Claude Vigée passe à Saint-John Perse qu’il a bien connu aux États-Unis
et qu’il est allé voir plusieurs fois. Il relate cette conversation étonnante
où Saint-John Perse lui parlant précisément de cette fusion que tente le jeune
écrivain du récit et de la poésie, lui dit que les choses du siècle ne
devraient pas apparaître dans la poésie, que l’expérience doit être cachée et
transformée, concluant en disant « brûlez l’échafaudage », le poème à
part, la prose à part. Il évoque aussi la question des rapports de Saint-John
Perse avec Claudel qui dans la maison de Francis Jammes tenta de convertir
Alexis Saint Leger Leger et ce dernier de dire « il n’a pas réussi parce
que je suis sauvé de naissance ». Remarque sidérante qui va poursuivre Claude
Vigée pendant des années (« quel toupet » !) jusqu’à ce qu’il
rencontre en 2003 Loïc Céry, jeune spécialiste de Saint John Perse, qui lui
expliquera que l’expression vient tout simplement des origines du poète, né à
La Guadeloupe où est « sauvé de
naissance » qui est issu de la bourgeoisie blanche créole, descendant des
premiers colons, un béké ! Quant à l’échafaudage, Claude Vigée invoque
Homère et Dante comme presque seuls à avoir réussi à fusionner l’expérience de
la vie et son horreur. « Il n’y a pas de consolation, mais une
juxtaposition de l’inconsolable et de la joie ». Invoque cette fois
Baudelaire conscient de la double origine du poétique, le noyau pulsant
originel, le « démonique », l’aleph d’une part et les « Petites
vieilles » de l’autre, l’horreur de la vie sauvée parce qu’elle est
assumée [je note à cet instant les innombrables vers que Claude Vigée sait par cœur
et son regard tourné vers l’intérieur en quête de quelques bribes qui lui
échappent, il y revient, deux fois, comme s’il sondait sa mémoire, sûr de les
retrouver, il tâtonne assemblant les mots, les rejetant, les réassemblant]. Et
le poète de dire encore, comment dans sa propre « arrière-boutique »
il y a un mouvement giratoire, kaléidoscopique entre ces deux opposés. Le
malgré tout, le peut-être.
Le peut-être ? A Jérusalem, il a étudié les grands
livres de la tradition hébraïque et avec ses maîtres, a longuement discuté de
la question du Buisson ardent et du nom de Dieu, le « je me ferai devenir
que je ferai devenir » traduction de YHVH et qu’un jeu de lettres très
savant permet de transformer dans le mot hébreu qui veut dire peut-être : « le nom de Dieu est peut-être et
ce que j’ai à dire est de cet ordre-là, pas plus, pas moins, le reste, gageure,
folie, danse » conclut le poète.
Le
temps des lectures
Vient ensuite le temps de la lecture de quelques poèmes,
admirablement dits par le poète, voix du poème, lestée de silences, qui laisse
le temps d’entendre les résonnances. Poèmes extraits d’un recueil de la fin des
années 80, Apprendre la nuit, paru chez
Arfuyen avec les poèmes « L’œuvre de l’araignée noire » ou encore « Petite
musique d’automne » où l’on entend « la mémoire enfermée au cœur absent
des choses » et que « l’âme
spirituelle entend ce qu’elle ne comprend pas ».
Puis des textes issus de Danser vers l’abîme publié en 2004 et en particulier « La
Barque dans le vieux Rhin ».
Enfin, bouleversants, les poèmes du deuil. Dont le
premier, écrit alors qu’Evy venait de s’éteindre, lui seul auprès de sa
dépouille de trois heures à sept heures du matin, dans la nuit mortuaire, poème
né en trois langues, l’hébreu, le dialecte alsacien, le français, poème lu de
nouveau devant la tombe ouverte au cimetière de Bischwiller. Puis cet autre
poème écrit la veille du 30e jour après le deuil, jour où dans la
tradition juive on allume une lumière. Avec l’évocation dans les textes de deux
expériences profondes du deuil, une incursion dans la penderie, dans « l’armoire
d’Evy » et tout au fond de cette armoire « la douce laine de la
mémoire » et la découverte dans un porte-monnaie vide abandonné dans un
caddy de courses de cinq tickets de métro, qui n’auront pas été utilisés.
Non pas anecdotes mais bien plutôt clôture de ce moment
que le poète nous a donné à partager, quelques amis et quelques anonymes,
démontrant au terme de ce parcours dans l’œuvre et dans le deuil comment il
savait mêler le concret et le spirituel. Comme il a bien fait de ne pas écouter
le conseil de Saint John Perse de ne pas avoir brûlé, de ne pas brûler l’échafaudage.
©Florence Trocmé
[1] La
maison des vivants, La Nuée bleue, 1996, p. 111.