Il est parfois
curieux de relire ce qui a été écrit dans les débuts d’une œuvre. « Les yeux tournés vers eux-mêmes, j’ai voulu
prendre au mot la matière, les objets simples du réel.» ; ce
programme, c’était celui d’Henri Deluy en 1958, dans la page liminaire de nécessité vertu, premier cahier d’une
collection (« alluvions »)
lancée par action poétique à ses
débuts. Henri Deluy pourrait, sans doute dans une forme différente, ne rien
changer à cette phrase pour commencer Les
arbres noirs.
Le réel, dans ce
recueil, c’est celui des années proches, celui toujours de la misère et de
l’exploitation. Le monde vu, c’est un monde qui se défait violemment, où l’on
rencontre les enfants sans enfance, les excréments, les loques, les cadavres,
les cris, « des nuits blanches
d’avalanches et de chaos ». Comment le décrire, sinon par « un infini gribouillage ». La
syntaxe minimale – verbe souvent absent ou à l’infinitif – vise à restituer ce
qui est vu, par accumulation : il arrive que le texte soit une suite de
séquences brèves, comme des esquisses tracées à la hâte (« Algues. Œufs de mouettes. Joues de / Morues. Sagas. Dans l’inutile pudeur //
D’une brume totale, de plus en plus proche. ») Et le temps semble
immobile, tant ce qui est rapporté n’appartient pas plus à tel pays meurtri
qu’à un autre : les lieux et les dates au bas de quelques poèmes (Pérou, avril 2005 ; Bruxelles, avril
2004, etc.) sont d’une certaine manière interchangeables.
On rencontre
partout les effets de la « majestueuse
féodalité du capitalisme triomphant », pour qui les corps ne sont rien
autre qu’une marchandise – on voit les filles en vitrine, à Bruxelles – et qui
laisse se développer l’humiliation de la mendicité. Toutes les destinations livrent
les mêmes douleurs – Kaboul, Ispahan, l’Arménie, l’Irlande, la Russie, Prague,
Bogota, La Palestine, Pékin, etc. Les mêmes joies aussi ; Henri Deluy ne
manque pas ici et là de se souvenir d’un plat qu’il a apprécié (« En rondelles translucides, égouttées
longuement, / Jaspé d’estragon et de pimprenelle, de préférence / Seul ou en
tranches épaisses, pour le croquant et le / Gros sel ; qui craignaient
l’huile chaude et le tonnerre, / Le concombre, qui réfrénait les ardeurs de la
chair. »). Il n’oublie pas non plus la beauté des choses – tuiles
brunes, draperies, une rose –, celle des hommes et des femmes dans leur lutte
pour vivre, il n’oublie pas de dire les mystères du corps, l’étonnement
toujours nouveau devant la nudité, la grâce de l’amour :
Avec tous
ces mots qu’il y a,
Une
vie sans fin
Sur un édredon
crasseux, et, aussi,
Ce
que c’est que
Mourir à deux,
comme avant.
Livre plein de
tourbillons, jamais dans le désespoir parce qu’il est possible encore de dire
ce qu’est la réalité, moyen déjà de la transformer. La poésie, ici, et je relis
encore nécessité vertu, « est une nécessité. Venant de la vie, elle y
retourne au-delà du poète » ; on ne s’étonnera pas que les
figures de Marina Tsvétaïeva, de Maria Loynaz et d’Ingeborg Bachmann soient présentes,
plus fortes que la mémoire oubliée :
Tache
de suie sur une pierre.
Éléments différents dans
Chacun des arbres
noirs
Recouverts de cristaux
Opaques, et
personne, Ingeborg,
Personne ne savait ce
Que devenait la
meute des
Corbeaux perdus dans la
Poussière.
©Tristan Hordé
Henri Deluy,
Les arbres noirs,
Flammarion, 2006.
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