Si l’anarchie peut s’imposer comme un outil de contrainte
en poésie – anarchie syntaxique, anarchie sémantique – c’est sans aucun doute
pour mieux élargir ses voies. Ce qui est moins courant en revanche, c’est
lorsque ce domaine est pris pour thème de prédilection par une telle approche
d’écriture. Qui plus est à travers l’évocation d’un de ses plus illustres
partisans – de notre beau pays de surcroît : soit Ravachol pour le titre éponyme du livre en question.
Pas de propagande
par le fait ici mais bien le fait par l’énonciation, avec une écriture
poétique qui se veut offensive à tous égards. Et en premier lieu à travers des
paroles authentiques issues de la bouche même du protagoniste.
L’auteur de ce livre atypique, Cédric Demangeot, pour
ceux qui prendraient le train en marche (attention miné !), est quelqu’un
qu’on a du mal à présenter sans tomber dans la redite. Plusieurs recueils de
poésie publiés à ce jour, mais également des essais, des traductions… sans
parler de son travail d’animateur de la revue Moriturus – pas si revue que
ça ! – et des éditions Fissile. Rien que ça !
Un binôme qui fonctionne à merveille : Ravachol/
Demangeot, dont ce dernier prend le pari de reformuler, dans la majeure partie
du livre, par une mise en vers, l’autobiographie (si !si !) du
premier qui s'est fait raccourcir d’une tête – la propre sienne – dans sa
trente troisième année – ce pourquoi d’ailleurs, beaucoup de gens confondent
Ravachol avec Jésus Christ (autre propagandiste célèbre, etc, etc…)
Un rythme « poétique » donc, qui tend à
humaniser, en la réincarnant, la narration autrefois sèche d’une autobiographie
en vue d’un rapport d’instruction pour la justice d’alors qui condamne l’homme
pour ses (mé)faits ; celui-là même à qui elle a commandé de raconter sa
vie avant de l’éliminer. Autant dire quasiment une écriture sur commande.
C’est terrible, tellement c’est humain un monstre déclaré, estampillé par la société, qui raconte cette descente aux enfers que fut sa vie. Comme une erreur de casting. C’est du vécu. Ça nous rend l’autre douloureusement vivant ; que ce soit à travers une sensibilité plus que contenue : « je ne suis qu’un ouvrier sans instruction./ mon père était… / ma mère était… » ou par des faits si prosaïques qu’on dirait sans importance : « la première année je touchais/ 1F50 par jour. La deuxième 2 F/ la troisième… » Bref ! de l’autobiographie sans concession ni complaisance ; dans le but « d’instruire » et de mettre en avant, d’abord en demi-teinte, puis plus sereinement, le pourquoi du comment, qui ne légitime pas la position extrême de l’homme, certes, mais l’explique ; notamment par les conditions de vie qu’il endure : « mal chaussé, j’avais/ pour ainsi dire les pieds dans la neige… » et les conditions de travail tout aussi inacceptables lorsqu’« on nous faisait soulever des poids/ que des hommes maniaient difficilement. » Ou comment le regard porté sur son semblable, l’empathie et la compassion rivalisent avec ses propres maux au bout du compte.
Et c’est ainsi que celui qui embrasse (de trop près) la
société de son temps, sa condition
humaine pour ainsi dire, finit par s’enliser dans un fort sentiment
d’injustice, auquel ne résiste même pas la vie intérieure, l’intime – l’ultime
bastion de la liberté, réputé imprenable –, sacrifiés à la raison du pouvoir
donc de la force, là encore, malgré une lucidité de plus en plus
résignée : « je ne l’ai abandonnée/ qu’avec beaucoup de peine (elle
était/ courtisée en vue du mariage/ par le fils de son patron. »
Constat d’amertume généralisé, dès lors, pour l’homme
Ravachol marqué par le monde que fait un grand vide où gît déjà son étoile, et
qui se résume en ces termes de dépit, soit comme la seule issue possible, en vérité presque comme une
première mort : « j’optai / pour l’anarchie. »
Etonnant cette approche mais digne du plus grand
intérêt : à la fois sur le plan historique et didactique ; où
l’aspect touchant réside dans la rhétorique de l’époque, d’un homme somme toute
cultivé – assassin mais cultivé.
Normal alors qu’un tel frondeur usât d’un franc et bien parler pour traduire au plus juste
son sentiment vis à vis d’une société d’injustice selon lui, qu’il n’eut de
cesse d’améliorer ; jusqu’à l’article de son exécution, s’offrant d’abord
en sacrifice, en quelque sorte, à travers un tel ressenti.
Fallait-il en arriver à cette extrémité pour que la
société de son temps validât les propos contre elle d’un homme qu’elle condamna
à mort, au risque de faire ainsi l’aveu de son propre échec ? Les
historiographes n’ont qu’à bien se tenir !
Bien sûr, l’homme en question est un meurtrier alors
qu’il narre lui-même l’application avec laquelle il supprime la vie d’autrui,
en orfèvre : « …ai/ saisi le/ traversin – le lui ai/ appliqué/ sur la
bouche. » Sans état d’âme. Et c’est sans concession que Ravachol se met
ainsi au rang des assassins qui tuent pour de l’argent. Comme Bonnot et ses
sbires et tant d’autres… Cet argent qui intègre, et désintègre tout autant.
L’autre moitié du livre est répartie, quant à elle, en
quatre chapitres, dont le 2ème, à peine recomposé et mis en vers de
même par l’auteur, n’est que la suite de l’autobiographie convertie en
biographie, tirée d’écrits de Jean Maitron, historien du XXe siècle, du
mouvement ouvrier (également maître assistant à Paris I – Sorbonne. Et
oui !)
Suivent, comme l’indiquent les titres : en
III : Paroles de Ravachol prononcées à son procès de juin 1892 – d’une
infaillible verve (sanctifiée/ coupée au bon moment : « V/ iv/ e
la Ré – ») puis très chronologiquement le « télégramme officiel du
onze » de la prison à la préfecture, qui stipule que « justice a été
faite ce matin à 4h05/ sans incident ni manifestation d’aucune sorte. »
Or, voici que la patte de Cédric Demangeot, plus
volontiers créatrice, se manifeste (enfin ! pourrait-on dire) ; celui
sans qui ce livre n’eût offert toute sa superbe, tant les seules coupes et
mises en vers des chapitres précédents ne relèvent d’aucun style en
particulier, si singuliers soient leurs effets et malgré les quelques
illustrations magnifiques de Thomas Pesle, dont un portrait de l’anarchiste.
Car c’est là, comme en épilogue, que le poème décante tous ces faits on ne peut
plus historiques. Quand l’acte poétique prend possession de la place, rend
compte de la manœuvre qui lui appartient en propre, sans exhumer de cadavre
pour autant ni spéculer sur un hypothétique contre-système. Mais où il est
question au contraire d’ « invaginer ravachol », l’homme à
savoir, dont la majuscule en moins nargue par un joli pied de nez ceux qui
oublieraient de le reconnaître comme tel, au-delà du mythe anarchiste, et
globalement en chaque être humain, la part défaillante qui peut le couper de
soi-même.
Invaginer Ravachol, c’est ainsi le remettre dans le bain
de sa mémoire (mais en entier), sur qui chacun peut porter le regard qu’il
veut, bien que le doute penche du côté où déjà « personne ne/ veut rien
comprendre à son/ poème imprononçable et bâclé… », c’est-à-dire à sa
douloureuse expérience de vivre ; et tandis que « ravachol aboie/ ravachol
hurle à la mort/ ravachol est rien qu’un chien/ ravachol est rien/ ravachol
erre (…) hautement inflammable & seul ». Aussi, allons y « dans le
mot/ ravachol/ chercher l’ho/ mme ho/ rrifié : terré ». Mot par
lequel une clé en quelque sorte nous est tendue pour que le seul nom de
Ravachol qui inspire « l’horrible » mythe dépasse cette simple
résonance et la vision approximative qui s’y colle.
Voir au-delà pour comprendre, toujours plus avant
comprendre, et rendre la parole à l’homme pour qu’il ait plus que son seul
instinct pour communiquer. Comprendre pour fonder des lois plus justes,
toujours plus justes, qu’on dégage de la conscience – et non l’inverse –
partant, de sa révolte à son propre égard ; tandis que ce qui était perçu
hier comme sans préjudice aucun vis à vis de la morale des hommes est jugé
aujourd’hui comme crime, ne serait-ce parfois que de lèse-conscience.
Alors même que le devoir de mémoire, de nos jours, est
relayé très institutionnellement,
n’est-il pas urgent se de plonger dans ce livre aussi magnifique qu’atypique,
mettons… pour la bonne cause. Qu’enfin « ravachol referme
ravachol » et justice sera tout à fait achevée !
Mazrim OHRTI
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