On
écrit des poèmes après tant de massacres. Tant de morts. Elles ont pourtant,
depuis toujours déjà, eu
lieu. Nous
connaissons, hélas, la phrase d’Adorno. Hélas
aussi incompréhensible inadmissible que compréhensible admissible. Une seule
réponse. Plus que jamais écrire la poésie (non de la poésie) écrire la poésie.
Mener le sourd travail du deuil et de la parole, elle qui œuvre la déchirure le
combat de la mémoire et de l’oubli étroitement enlacés.
Le sourd travail de
la mort en nous. On ne guérit pas. On n’en guérit pas
« J’appelle “poésie ” la symbolisation
paradoxale d’un trou. Ce trou, je le nomme “réel”. Réel s’entend ici au
sens lacanien : ce qui commence « “là où le sens s’arrête”. La
“poésie ” tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué
des langues (…), corps n’est que le nom du défaut que vous introduisez dans la
langue »
Christian Prigent
Pourtant
quel
est le nom de la
mort du corps ? Et le trou s’incarne, paradoxale
mise en défaut du défaut, le défaut que par défaut elle nomme, au défaut du
corps la mort par défaut,
au défaut de la
langue la poésie.
Et le réel commence
là où le sens ne cesse pas.
Trou, terre trouée,
nous passerons, là, notre au-delà (à moins d’être réduits en cendres, par
crémation quelconque, ou abandonnés, cadavres fermentant au bord de quelque
déroute, après longtemps, poussières et par le vent portées),
nous passerons,
espace de la dissolution, terre…terre…dont nous serons le nutriment, terre elle
dissout, un lent mouvement d’ingestion, « Terre !…
Terre !… » Les tombes sont
creusées pour cela : nier le trou, protéger du béant, illusoires défenses,
et refus du défaut, le corps de la digestion, dilution, par terre-mère, cloaque
avide, bouche-terre nous réduit à nourriture, marâtre terre, chair à mère comme
on dit chair à canons,
notre avenir,
« toujours plus bas »
il y a
la dissolution.
Je
ne conçois pas de poésie qui ne soit funèbre parce que, justement, un trou
attend, dans cette terre, qu’un corps le comble, parce que cela même, qui lui a
donné naissance, attend sa mort pour se régénérer, parce que j’attends j’insiste
arc-bouté aux mots
adossés aux morts par une forme une manifestation particulière dans la langue
je l’appelle
poésie.
Et c’est cela que peut la poésie. Dire l’immense toujours recommencé tissage de
la voix des morts ; entre trame et drame
il y a
perte et mémoire et
souvenir et oubli, vertige de ce trou
il affole la langue le cœur qui dans la
langue meurt
il
dévoie la boussole,
en efface le nord, et persistance pourtant (certains l’appellent espoir ou
espérance).
Rappeler
inlassablement, « j’y suis, j’y suis toujours ».
Benoît Conort, Écrire dans le noir, Champ Vallon, 2006, p. 19 et 20
Benoît Conort dans Poezibao :
note
bio-bibliographique
extrait
1
je remercie Chantal Colomb-Guillaume pour
cette proposition
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