réalisé par Tristan Hordé
et dédié à Paule Thévenin
Comment donc aujourd’hui tenter de lire Artaud ? Trois principes, me
semble-t-il : lire tout, lire de travers, réapprendre à lire.
D’abord, donc, ne pas choisir, tout lire : les textes sur le théâtre comme les poèmes (le
poème chez Artaud est mise en scène des signes, le théâtre est « poésie
dans l’espace »), la correspondance comme les « dessins
écrits », les textes du début (L’Ombilic
des Limbes, L’Art et la Mort...) comme ceux de la fin (Suppôts et Suppliciations, Van Gogh le suicidé de la société, Pour en
finir avec le jugement de Dieu...). Il n’y a pas d’un côté les textes
fulgurants des premières années et de l’autre les textes « fous » de
Rodez et de la fin. [...]
Ensuite apprendre à regarder et à lire de travers. « La machine de l’être ou dessin à regarder
de traviole », c’est le titre d’un des grands dessins d’Artaud à Rodez. Il
faut y entendre à la fois l’idée d’une menace (regarder quelqu’un de travers
n’est guère pacifiant), de percée dissolvante des mots et des images, mais aussi
et en même temps l’idée d’une lecture à l’oblique, d’une écoute déformée proche
sans doute d’une certaine « écoute flottante » dans l’analyse. Le mot
chez Artaud est mise en acte d’incessants lapsus volontaire : la langue
tombe, le sens s’effondre et resurgit à la verticale, à l’oblique. « Ceux
qui ont voulu comprendre, écrit-il, sont ceux qui n’ont pas voulu souffrir, /
l’idée de comprendre : [...] et de croire que je suis intelligible / seti lisible /stari minible / moni
tanible / mani cortible /(corticable). » Artaud n’est donc pas
« corticable » (dé-corticable, dé-corps-ticable, dépeçable) et de
même « seti lisible »
est-il à entendre comme la fusion paradoxale de la question et de la
réponse : « c’est-ti-lisible ? » (dans cette langue
populaire qu’Artaud affecte souvent) – « c’est illisible ! ».
Enfin, apprendre à
lire. Tout lecteur d’Artaud est un lecteur engagé. Le lire suppose de ne pas avoir peur d’entendre et de voir
des mots en décomposition (ce qu’il appelle l’humus du Verbe), implique de ne pas craindre leur force de
contagion (ce qu’il nomme la peste) [...] Alors seulement la
langue redevient vivante et les signes s’espacent sur la page redevenue
théâtre. Alors le lecteur est aussi l’acteur d’une lecture en mouvement qui
empêche le sens de prendre et de
s’engluer dans une forme, une lecture qui fait voler en éclats le carcan
syntaxique.
Évelyne Grossman, Préface à Antonin Artaud, Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Quarto/Gallimard, 2004, p. 10-11.
Nous ne sommes pas encore capables de nous rendre
attentifs comme il le faudrait au destin d’Antonin Artaud. Ni ce qu’il fut, ni
ce qui lui arriva dans le domaine de l’écriture, de la pensée, de l’existence,
même si nous le connaissons mieux, ne saurait nous faire signe d’une manière
suffisamment claire. Il y a pourtant des vérités partielles que nous devons fixer
momentanément : qu’il fut doué et tourmenté d’une extrême lucidité ;
qu’il fut constamment en souci de la poésie et de la pensée, et non pas de sa
personne à la manière romantique ; qu’il s’exposa à une exigence de
bouleversement qui remettait en cause les données de toute culture,
particulièrement celles du monde contemporain.
Nous renoncerons, pour l’atteindre, à l’image
conventionnelle du génie foudroyé. Nous n’oublierons pas l’espace de douleur,
de resserrement et de cri dans lequel il fut maintenu, mais nous ne le verrons
jamais porter sur lui-même un regard de complaisance qui n’aurait visé que
lui-même. S’il est interrogé, avec soupçon, sur l’énigme qu’il représentait,
c’est que cette existence énigmatique le mit constamment aux prises avec des
conditions et des rapports nouveaux, exigés par l’esprit de poésie et où il lui
fallut demeurer sans prendre appui sur les formes sociales ou religieuses
traditionnelles. Qu’il n’ait pas succombé, qu’il se soit retrouvé parmi nous,
étranger, mais d’une étrangeté pure et préservée, avec une autorité que son
langage ne trahissait pas, voilà seulement ce qui nous étonne et doit nous
aider à discerner en lui la force de la raison poétique.
Raison qui ne fut jamais confuse, mais d’une nécessité si
tranchante, d’une fermeté si rigoureuse qu’il dut former pour elle le mot de
cruauté. C’est cette cruelle raison poétique qui, selon les voies d’une
particulière souffrance, le rendit d’abord extrêmement difficile pour sa propre
pensée puis, à un stade ultérieur, le provoqua à chercher dangereusement, dans
la communication de l’art et du sacré, une forme nouvelle de l’art et une
conscience nouvelle du sacré.
Je suis. Je suis mort. Je suis devenu moi. Je suis
(devenu) mort. Je suis devenu moi. Et ainsi de suite.
À partir d’énoncés aussi rudimentaires indéfiniment
repris, à partir de formules réduites à leur plus simples expressions, Artaud
forge des fictions, tente d’introduire par là un nouveau régime de
l’autobiographie. Dans ce temps de retrait forcé [à Rodez], se prépare de cette
manière l’affirmation la plus conséquente – donc la plus risquée, la plus
difficile à soutenir et à entendre – de ses derniers textes : je suis le
fils de mes œuvres ; formule reprise (vraisemblablement) de Baudelaire.
Entendons : je n’ai chance de naître que de ce que maintenant j’écris, dans le temps qui se reforme par-delà les morts
successives qu’on m’a imposées. Les textes prolifères de Rodez parlent avant
tout de cela. Leur visée est de faire exister une force qui est en quête d’un
corps, de lui inventer un espace. Ils rêvent d’une langue faire d’intonations
et de rythmes inédits : la poésie qui n’aura lieu qu’à la condition de
devenir effectivement le mouvement d’engendrement de celui qui la produit,
l’expression d’une geste et la conquête d’une identité.
Artaud accomplit dans la violence, dans les mots, dans la
radicalité du geste stylistique, un destin d’humain pour autant qu’humain veut
dire parlant. Et s’il l’accomplit, c’est parce que ses écrits sont sans doute,
parmi tous ceux que compte notre « bibliothèque », ceux qui emportent
au plus loin le tracé de ce qui fonde l’être humain en tant qu’être séparé parce qu’il parle. La puissance
de fascination que peut exercer Artaud vient à mon sens de la sensation qu’il
donne de pousser à bout d’une façon à la fois savante et impulsive,
implacablement rythmée et superbement arrogante dans sa douleur même, cette
logique de la séparation : parce qu’il forme sans cesse la langue (le
chant) du séparé (d’avec le corps, d’avec le monde) et nous assène à chaque
coup la vérité sans fleurs. Or, c’est là, à mon sens, le point névralgique
auquel touche toute expérience littéraire digne de ce nom. Artaud nous
situe au cœur d’une question à laquelle aucune formule théorique ou stylistique
ne saurait répondre sinon par la mise en évidence de sa propre énigme et de son
propre ratage – au sens où l’œuvre d’Art est ratée mais où c’est dans ce ratage
magnifique qu’est sa nécessité (son toucher de l’être). C’est dans ce
commentaire infini sur le ratage de l’humain (son inadéquation au réel immédiat
et à sa propre réalité corporelle), que se trouve, je crois, la vérité de
l’expérience littéraire.
Je suis frappé de voir que les jeunes gens qui écrivent
aujourd’hui ne lisent plus guère Artaud. Il n’appartient pas à leur
bibliothèque. Peut-être est-ce l’une des conséquences de leur méfiance envers
toute tentative de penser globalement la question de la littérature, voire
d’une sorte de rejet de la littérature comme pensée et de l’interrogation
théorique sur l’essence de la littérature.
Pour Artaud, les faiblesses de ses poèmes de jeunesse
manifestaient « une maladie qui touche à l’essence de l’être et à ses
possibilités centrales d’expression, et qui s’applique à toute une vie ».
Le poète est devenu comédien, et le théâtre acteur, parce que, sans
doute, « dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la
peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » Le corps est
devenu le lieu d’une crise du langage.
L’œuvre d’Artaud, en réalité la plus brûlante de ce
siècle, mais aussi l’une des mieux articulées, fonctionne comme une table
d’orientation : d’où l’on peut voir (tandis que le théâtre écrit et joué,
du boulevard à l’absurde et à l’engagement, perpétue des modalités
inessentielles de la vieille littérature), une sorte de symétrie complémentaire
entre la situation d’écrivains (Joubert, Baudelaire, Mallarmé, Roussel) qui
découvraient un nouvel « espace littéraire » (Blanchot), et celle de
ces hommes de théâtre qui, au bout de leurs inventions scéniques durent
renoncer au texte : Appia, Gordon Craig, Schwitters, Kandinsky, etc.
Ainsi, Artaud, dont on n’a voulu retenir que la
« cruauté », quant au théâtre, et la « déperdition » quant
à la poésie, met le plus profondément en question et tout aussitôt ordonne un
mouvement formidable et précis qui n’est pas près de s’arrêter.
Les conditions d’existence d’Artaud auraient certainement
brisé tout autre homme que lui. On se demande ce qui peut subsister d’un être
attaqué sur tous les points à la fois et sans répit : corps miné d’avance
par la maladie, vie sans repos, sans l’appui d’aucun bien-être matériel, à
l’exception peut-être des deux dernières années à Ivry, et encore : s’il y
avait un bon feu de bois dans la cheminée, et sur cette cheminée un peu
d’opium, les repas étaient des plus maigres. Or Artaud, même au dernier jour,
n’était pas brisé. La souffrance harcelante pouvait dénuder la volonté, la
faire hurler, l’amener à n’être plus par moments qu’un cri au-delà du langage,
elle ne l’aveuglait pas, ne la délogeait pas. Toutes les forces étaient
rassemblées en un point, et creusaient, taillaient le chemin, progressaient.
Vers quoi ? Et à partir de quoi ? les derniers poèmes d’Artaud, les
plus extraordinaires sans doute de toute son œuvre, montrent que ces deux
questions n’ont pas grand sens. Il s’agissait de tenir l’intenable, d’exister
en dehors d’une existence, de créer à chaque instant un espace, un temps, un
langage non souillés :
la seule question est
d’avoir un corps
d’avoir avec soi
assez de corps pour passer intact, intouchable, misérable et vierge à travers toutes les
saletés sexuelles de l’enfer.
[à
propos des autoportraits]
Il n’y a pas, non, il n’y a pas ici Antonin Artaud, car
ce qu’il est n’est nulle part qu’en son corps et non pas en lui comme dans une
enveloppe charnelle mais en lui induré, enfoncé, incrusté comme l’os et le clou
dans l’os de la pensée qui ouvre le gouffre insondable de la face et cette
passive figure ravagée d’asthmes, d’affres et de hoquets.
Il n’a pas ce qui ne peut pas être. Nous regardons ce qui
ne peut pas être, ce qui n’a pas pu être là et ce qui n’a pas cru y être :
celui qui ne pouvait pas croire à sa propre présence. Celui qui disparaissait
donc instantanément dans son image comme témoignage de sa disparition et qui
faisait encore disparaître l’image elle-même pour nous la retourner, pour nous
la retrousser vide d’imagination, épuisée de personne et de personnage, vidée
de consistance autre que resserrée à s’étrangler.
Cela même est ainsi tiré en portrait : la résorption
des images des êtres et du monde, la révulsion des interprétations et des
représentations. Cela prend un visage, cela force un visage à s’envisager comme
une déglutition étranglée d’images, d’idées et d’identités.
Ni l’un, ni l’autre, ni le même, ni le différent :
seulement un plaquage de soi en soi, un collage de la face sur le plan de
surface où n’affleure rien d’autre que l’effacement de la profondeur.
Artaud – un corps qui ne peut plus reculer en lui-même
pour voir où en est son moi puisque son moi est tout son corps et qu’il est
lui-même ce corps et que ce corps est tout entier ce signalement émacié de
corps, cette grimace mimique de soi-même et d’une pensée plus retirée que tout
organe de pensée.
Jean-Luc
Nancy, Le visage plaqué sur la face
d’Artaud, dans Antonin Artaud,
sous la direction de Guillaume Fau, catalogue de l’exposition Artaud à la
Bibliothèque nationale (26 novembre 2006-7 février 2007), BNF/ Gallimard, 2006,
p. 14.
[à
propos du voyage au Mexique]
Une des actions les plus surprenantes d’Antonin Artaud au
Mexique, c’est cette Lettre ouverte aux
Gouverneurs de l’État, publiée le 19 mai 1936 dans le Nacional, où le poète semble reprendre les idées surréalistes qui
avaient inspiré, quelque dix ans plus tôt, la Lettre au Dalaï lama. Dans cette lettre, Artaud tente d’émouvoir le
pouvoir officiel et de lui faire sentir l’urgente nécessité des cultures
indigènes, des cultures qui sont, selon le mot d’Artaud, « pour les
vivants » : « Oui, je crois en une force qui dort dans la terre
du Mexique. C’est pour moi le seul lieu du monde où dorment les forces naturelles
qui peuvent être utiles aux vivants. Je crois à la réalité magique de ces
forces, comme on peut croire au pouvoir curatif et salutaire de certaines eaux
thermales. Je crois que les rites indiens sont les manifestations directes de
ces forces. Je ne veux les étudier ni en tant qu’archéologue ni en tant
qu’artiste, mais comme un sage, au vrai sens du mot ; et j’essaierai de me
laisser pénétrer en toute conscience de leurs vertus curatives, pour le bien de
mon âme. »
Tel est le sens profond du « message
révolutionnaire » qu’Artaud veut délivrer au Mexique. Et, en vérité, en 1936, c’est révolutionnaire ; Vicente
Mendoza ne va fonder la Société Folkloriste de Mexico que deux ans plus tard et
nous sommes encore loin d’un Institut indigéniste. L’appel d’Artaud aurait-il
été entendu ? C’est difficile à dire ; mais il semble qu’après
avoir écrit ce texte, le poète s’est de plus en plus refermé sur lui-même,
replié sur son rêve d’une Terre Rouge, où l’on pourrait trouver le secret des
« forces occultes », de « cette force de lumière qui fait
tourner les pyramides sur leur base jusqu’à ce qu’elles se placent sur la ligne
d’attraction magnétique du soleil ». Culte du soleil, dualisme yin/yang,
médecine par les plantes, tirs magiques, sacrifices, religion du peyotl ;
tout cela est l’expression pour Artaud du cœur même de son rêve, et donne
naissance à une vision si puissante qu’elle semble effacer totalement la
réalité quotidienne du Mexique.
J.-M.-G
Le Clézio, Antonin Artaud et le rêve
mexicain, dans Le Rêve mexicain ou la
pensée interrompue, Gallimard, 1988, p. 200.
[à
propos du théâtre]
Si l’entreprise d’Artaud ne représente pas, en réalité,
une transcendance de l’art lui-même, elle implique à tout le moins un objectif
vers lequel ce dernier ne peut tendre que temporairement. Vouloir, au sein d’une
société sécularisée, faire de l’art l’instrument d’une transformation
spirituelle conduit inévitablement, dans la mesure où cette volonté est rendue publique, à lui retirer toute se
force véritable, et d’abord parce qu’elle est d’une nature opposée à celle de
la société. Qu’untel projet s’inscrive, d’une façon directe ou indirecte, dans
une perspective religieuse et le voilà vulnérable. Mais il est apparu que
cette société pouvait également coopter des projets d’inspiration athéiste
visant eux aussi à une transformation de l’esprit, tel celui de Brecht, qui
voulait imposer une forme politique de l’art. Dans la société moderne,
sécularisée, rares sont en effet les expériences qui peuvent échapper à ce
phénomène de récupération, à moins qu’elles ne soient entièrement désespérées, totalement
incommunicables. La folie en est un exemple, l’holocauste un autre, parce que
cette expérience va au-delà de la souffrance. Il reste enfin, bien entendu, le
silence. Comment mettre un terme à ce processus inexorable d’absorption sinon
par un arrêt de la communication, ou par l’anti-communication délibérée [...]
Aussi n’est-ce pas seulement par suite de difficultés financières, ou à cause
de l’indifférence du monde du spectacle, qu’Artaud, une fois qu’il eut monté les Cenci renonça au théâtre. Le projet
de créer dans une société sécularisée une institution dont le rôle serait de
faire se manifester une réalité obscure, secrète, représente une proposition
contradictoire.
[à
propos du théâtre de la cruauté]
Artaud ne se réfère explicitement ni à Apollon ni à
Dionysos, mais on peut bien dire que le terme de cruauté, qui revient si
souvent sous sa plume, rassemble ces dieux, non moins frères qu’ennemis.
Commençons par écarter le contresens dans lequel on a voulu enfermer
Artaud : « Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice » (IV,
136)*. Qu’est-ce donc que la
cruauté ? « Pas de cruauté sans conscience, répond Artaud, sans une
sorte de conscience appliquée » (IV, 121), mais Artaud ne fait pas moins
appel à l’inconscient dionysiaque qu’à la clarté apollinienne :
« J’emploie le mot de cruauté... dans le sens de cette douleur hors de la
nécessité de laquelle la vie ne saurait s’exercer... une pièce où il n’y aurait
pas cette volonté, cet appétit de vie aveugle et capable de passer sur tout...
serait une pièce inutile et manquée » (IV, 122). La cruauté fait la
synthèse – l’impossible synthèse ? – de l’instinct et de la conscience, de
la nécessité et de la volonté : « Du point de vue de l’esprit cruauté
signifie rigueur, application et décision implacable, détermination
irréversible, absolue » (IV, 121). Artaud identifie rigueur morale et
cruauté foncière vitale : » Il me semble que la création et la vie
elle-même se définissent, par une sorte de rigueur, donc de cruauté foncière
qui mène les choses à leur fin inéluctable quel qu’en soit le prix » (IV,
123). Ici la cruauté englobe et peut-être dépasse un théâtre voué à Apollon et
à Dionysos, car si « c’est sur cette idée d’action poussée à bout et
extrême que le théâtre doit se renouveler » (IV, 102), il est difficile et
dangereux de parvenir à cette action extrême, car il faut payer la vie de
maints sacrifices comme si la vie ne pouvait s’obtenir qu’en sacrifiant la vie,
et c’est pourquoi Artaud écrit : « Cette cruauté, qui sera, quand il
le faut, sanglante, mais qui ne le sera pas systématiquement, se confond donc
avec la notion d’une sorte d’aride pureté morale qui ne craint pas de payer la
vie le prix qu’il faut la payer » (IV, 146).
* Les citations
renvoient à la première édition des Œuvres complètes d’Artaud ; ici, tome
IV, Gallimard, 1967.
Roger
Laporte, Transmuter la vie, dans Les Cahiers du Chemin, n°19, octobre
1973, Gallimard, p. 84-85.
Je le [Antonin Artaud] rencontrai avec Boris Fraenkel
dans une brasserie de la rue Pigalle : il était beau, efflanqué,
sombre ; il avait assez d’argent, que lui rapportait le théâtre, mais il
n’en avait pas moins l’air famélique ; il ne riait pas, il n’était jamais
puéril, et bien qu’il parlât peu, il y avait quelque chose de pathétiquement
éloquent dans le silence un peu grave et terriblement agacé qu’il observait. Il
était calme : cette éloquence muette n’était pas convulsive, elle était
triste, au contraire, abattue, intérieurement rongée. Il ressemblait à un
rapace trapu, de plumage poussiéreux, ramassé au moment de prendre son vol,
mais figé dans cette position. Je l’ai représenté silencieux. Il faut dire que
Fraenkel et moi étions alors les personnages les moins loquaces qui
soient : cela pouvait être contagieux, de toute façon cela n’entraînait
pas à parler. [...]
Quelques années plus tôt, j’avais entendu une conférence
de lui à la Sorbonne (mais je n’avais pas été le voir à la fin). Il parlait
d’art théâtral et, dans la demi-somnolence où je l’écoutais, je le vis soudain
se lever : j’avais compris ce qu’il disait, il avait résolu de nous rendre
sensible l’âme de Thyeste comprenant qu’il digère ses propres enfants. Devant
un auditoire de bourgeois (il n’y avait presque pas d’étudiants), il se prit le
ventre à deux mains et poussa le cri le plus inhumain qui soit jamais sorti de
la gorge d’un homme : cela donnait un malaise semblable à celui que nous
aurions éprouvé si l’un de nos amis avait brusquement cédé au délire. C’était
affreux (peut-être plus affreux de n’être que joué).
Georges
Bataille, Le Surréalisme au jour le jour,
dans Ouvres complètes, tome VIII,
Gallimard, 1976, p. 179 et 180.
De la part d’Artaud, de très grands écarts de jugement
sur les fins dernières, d’extrêmes violences écumant en une totale débauche
verbale manifestent une tension interne de l’espèce la plus poignante dont rien
ne pourra faire que nous ne soyons longtemps secoués. Trop ambitieux, dans
l’état actuel de nos connaissances, serait de vouloir expliquer par quel effet
de conjuration « en miroir » Artaud, peu avant de mourir, a pu
réaliser l’ouvrage hyper lucide, le
chef d’œuvre incontestable qu’est son Van
Gogh. Le cri d’Artaud – comme celui d’Edouard Munch – part des
« cavernes de l’être ».
Le jour de la soirée de gala des « Cenci »,
devant une salle d’habits noirs et de robes du soir, il joua avec une fureur
sacrée. Par moments aussi, sa voix se brisait, se perdait, s’étouffait
pour retrouver de merveilleux élans.
Des années passèrent lorsque je revis Artaud, sortir de
sa longue claustration, entreprendre une conférence assis devant une petite
table sur la scène du Théâtre du Vieux-Colombier. Vision inoubliable que
celle de cet homme émacié, échevelé, se prenant la tête entre les mains
décharnées, essayant de rendre compte de ses hantises, de ses illuminations
forcenées. On vit, ce soir-là, Artaud pris au piège d’un univers grimaçant
traversé de douloureuses magies, lancer à l’auditoire des phrases déchiquetées
mais déchirantes Il perdait le souffle à vouloir délivrer cet univers de pureté
qu’il voyait naître d’un éclatement de l’espace et du temps. Il apparaissait
l’illustration vivante du dire de Rimbaud : « Nous ne sommes
pas au monde ». Je ne crois pas que personne de ceux se trouvant, ce
soir-là, dans la salle du Vieux-Colombier ait pu oublier cette présence
tragique.
Jean
Follain, Sur Artaud, dans La Tour de Feu, n° 112, septembre 1971,
p. 138.
Marthe [Robert] et moi décidons d’aller voir Antonin
Artaud, oublié de tous, « en traitement » à l’asile de Rodez depuis
le début de la guerre.
Nous trouvons Artaud affaibli, terrifié. Un jour il
laisse tomber devant nous quelques livres appartenant au directeur de l’asile,
le docteur Ferdière (auteur : Gérard de Nerval !). Il veut ramasser
les livres, n’y parvient pas, tremble de tous ses membres, nous lui venons en
aide.
Il nous raconte sa vie à Rodez, accuse le docteur
Ferdière de le terrifier : « Si vous n’êtes pas sage, monsieur
Artaud, on va vous faire encore des électrochocs. »
Dans le train du retour, Marthe pleure, nous nous jurons,
elle et moi, de sortir Artaud de Rodez. Nous y parvenons moyennant une caution
d’un million et quelques. Vente aux enchères, menée par Pierre Brasseur.
Donateurs : Braque, Picasso, Giacometti, Sartre, Simone de Beauvoir...
Séance au profit d’Antonin Artaud au théâtre Sarah-Bernhardt. Y participent
Jouvet, Rouleau, Dullin, Cuny, Blin...
La voix inoubliable de Colette Thomas récitant par cœur
dans le noir – une panne d’électricité – un poème d’Artaud.
Artaud, le visage traversé de tics, ravagé, ridé, la
bouche édentée, mais dont tout à coup s’échappait une voix retentissante,
hurlante.
Nous noyés dans ses mots.
Antonin Artaud à la maison de santé d’Ivry. Il ne s’y
trouve pas mal, y reste même souvent l’après-midi. Sa table tailladée à coups
de canif. Marcel Bisiaux s’inquiète. Il pourrait bien se retrouver à Rodez,
s’il traite comme cela les tables de
café. Artaud sourit : « Voyons, Bisiaux, je ne taillade les tables
qu’au Flore et aux Deux Magots » (les deux cafés où il était
connu, où il avait déjà autour de lui une petite cour).
Quel autre exemple donner de la gentillesse et de
l’humour d’Antonin Artaud ? Celui-ci peut-être. Un soir, chez Marthe
[Robert] et Michel [de M’Uzan], il ne cesse de déblatérer contre ses persécuteurs,
dalaï-lama, initiés, hauts dignitaires ésotériques de toutes sortes.
L’impatience me prend, je lui dis que seuls sont ses ennemis ceux qui lui en
veulent d’être supérieur à eux. Si complots il y a, c’est à Paris, et non dans
un Tibet mythique, qu’ils se tiennent. Artaud demeure silencieux, j’ai bien cru
qu’il ne me pardonnerait pas. Mais quelques jours plus tard, je le rencontre
rue Bonaparte, il sourit, me prend le bras : « Dites donc, Adamov, on
n’a pas discuté comme cela depuis les personnages de Dostoïevski. »
Je connaissais Artaud depuis longtemps, et sa détresse et
son génie. Jamais encore il ne m’avait paru plus admirable. De son être
matériel plus rien ne subsistait que d’expressif. Sa grande silhouette
dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se
noie, soit tendues vers un insaisissable secours, soit tordues dans l’angoisse,
soit le plus souvent enveloppant étroitement sa face, la cachant et la révélant
tour à tour, tout en lui racontait l’abominable détresse humaine, une sorte de
damnation sans recours, sans échappement possible que dans un lyrisme forcené
dont ne parvenaient au public que des éclats orduriers, imprécatoires et
blasphématoires. Et certes l’on retrouvait ici l’acteur merveilleux que cet
artiste pouvait devenir : mais c’est son personnage même qu’il offrait au
public, avec une sorte de cabotinage éhonté, où transparaissait une
authenticité totale. La raison battait en retraite ; non point seulement
la sienne, mais celle de toute l’assemblée, de nous tous, spectateurs de ce
drame atroce, réduits au rôle de comparses malévoles, de jeanfoutres et de
paltoquets. Oh ! non, plus personne dans la salle n’avait envie de rire ;
et même Artaud nous avait enlevé l’envie de rire pour longtemps. Il nous
avait contraints à son jeu tragique de révolte contre tout ce qui, admis par
nous, demeurait pour lui, plus pur, inadmissible.
« Une vie, dont seuls quelques repères sont
sûrs, [les biographies] veulent la
restituer dans une continuité d’autant plus illusoire qu’elle n’était sans
doute pas celle d’une réalité dont le tissu, les liens se sont depuis longtemps
défaits.[...] Sa vie, Antonin
Artaud en a fait passer l’essentiel dans ses textes écrits et [...] aucun biographe, dans ce domaine, ne
saurait rivaliser avec lui. [...] Par
ses récits, ses poèmes, ses manifestes, ses textes, ses lettres, on ne peut
rien ignorer des jalons majeurs de sa vie. » (Paule Thévenin, Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle,
Seuil, 1993, p. 11)
Antoine Marie Joseph
Artaud, dit Antonin, naît le 4 septembre 1896 à Marseille dans une famille
aisée – son père possède une petite compagnie maritime ; sa mère,
Euphrasie Nalpas, est originaire de Smyrne. Dans son enfance, Antoine (Nanaqui pour sa famille) grandit au
contact des langues, le grec, le turc, l’italien. Il fait ses études chez les
maristes de 1903 à 1913 et publie ses premiers textes dans une revue qu’il
fonde avec des camarades au collège, en 1910. En 1914, à la suite d’une crise
dépressive, il songe à devenir prêtre et passe quelques mois dans une maison de
repos. Il fera plusieurs séjours jusqu’en 1918 : il part alors un an en
Suisse où il écrit et dessine, où il fait aussi l’expérience du laudanum.
Incorporé en 1916, il est réformé au début de 1917.
En 1920, il est à
Villejuif dans la maison de repos du docteur Toulouse, qui le charge du
secrétariat de la revue Demain ;
il y prend en charge la rubrique concernant les arts, le théâtre et la
littérature. Il rencontre Lugné-Poé, directeur du Théâtre de l’Œuvre chez qui
il travaille un an comme figurant, souffleur, etc. En 1921, il découvre le
dadaïsme, Breton, Aragon, et connaît Max Jacob qui le présente à Charles
Dullin ; il entre dans sa compagnie et s’y lie avec la comédienne Génica
Athanasiou, liaison difficile qui durera six ans. À partir de 1922, il joue dans les pièces montées à
l’Atelier – Molière, Regnard, Calderón, Alexandre Arnoux, etc. En 1923, il entre dans la troupe
de Ludmilla et Georges Pitoëff dans laquelle il ne jouera que de petits rôles.
Son premier recueil de poèmes, Tric Trac
du ciel paraît en 1923.
En 1924, est publiée
la Correspondance avec Jacques Rivière. Artaud interprète un des
personnages d’un petit film de Claude Autant-Lara (Fait divers) et songe à une carrière au cinéma. Il rencontre André
Breton et adhère au mouvement surréaliste auquel il participe activement. En
même temps, Abel Gance lui propose un rôle dans son Napoléon, celui de Marat, film tourné en 1925 et présenté à l’Opéra
de Paris en avril 1927. De la rencontre de Roger Vitrac et Artaud avec Yvonne
Allendy et le psychanalyste René Allendy naît en 1926 le Théâtre Alfred Jarry,
peu avant son exclusion du groupe surréaliste avec Philippe Soupault. Il joue
le rôle du moine Massieu dans la Jeanne
d’Arc de Dreyer, tourné à partir de juillet 1927. Au même moment Germaine
Dulac débute le tournage de La Coquille
et le Clergyman, d’après un scénario d’Artaud, mais très vite les rapports
sont tendus entre eux : lors de la première projection, en février 1928,
Artaud et quelques surréalistes (avec lesquels il s’est réconcilié) conspuent
G. Dulac. Il commence une analyse, qu’il interrompt après dix séances.
En 1928, la rupture
avec Génica Athanassou est consommée. La mise en scène au Théâtre Alfred Jarry
du Songe de Strindberg suscite une
nouvelle rupture avec les surréalistes. Le Théâtre donnera la même année Victor ou les Enfants au pouvoir de
Roger Vitrac. Les années suivantes, toujours sujet à des douleurs violentes,
souvent dans une situation matérielle difficile, il élabore des scénarios, met
en scène un photomontage à partir de son adaptation du Moine de Lewis (publiée en 1931), tourne avec Marcel L’herbier, Pabst,
Raymond Bernard, Léon Poirier, écrit des textes théoriques et des notes de
lecture. En 1931, à l’Exposition coloniale de Paris, il découvre avec
enthousiasme le Théâtre Balinais. Le premier manifeste du Théâtre de la cruauté est publié en 1932 dans la Nouvelle Revue française, Le Théâtre et la Peste, dans la même
revue en 1934, année de sa rencontre avec Balthus.
Les Cenci, représentés en mai 1935 dans des
décors de Balthus, malgré un article élogieux de Pierre Jean Jouve, doivent
s’interrompre faute d’argent. Il suit, après bien d’autres, une cure de
désintoxication à l’hôpital Henri-Rousselle, ses prises d’opium l’empêchant de
travailler normalement (« [...] ma
vie depuis plusieurs années n’est qu’une longue désintoxication ratée »,
Lettre au Dr Dupouy 17/07/1935, citée dans Œuvres, p. 1744). Il passe beaucoup de temps dans les cafés de
Montparnasse, en compagnie d’Adamov, Balthus, Roger Blin, Desnos, etc. ;
il rencontre Marthe Robert. Au début de 1936, il part au Mexique où il doit
donner une série de conférences ; il restera tout le mois de septembre
chez les Indiens Tarahumaras, où il est initié au culte du peyotl. Il rentre en
France en novembre, sans argent.
Il signe un contrat
chez Gallimard pour Le Théâtre et son
double en décembre 1936 (publié en février 1938). L’année suivante, il
envisage de se marier avec Cécile Schramme, qu’il connaît depuis 1935 – projet
rompu au mois de mai. Il ne parvient pas à être complètement désintoxiqué,
malgré deux cures dont Jean Paulhan règle les frais. En août 1937, il part en
Irlande ; on sait peu de choses sur ce voyage, mais Artaud sera incarcéré
à Dublin fin septembre et rapatrié contre son gré en France. Il est débarqué au
Havre et conduit au service des aliénés de l’Hôpital général, puis pour presque
six mois à l’hôpital
psychiatrique de Sotteville-lès-Rouen ; de là, il passera onze mois à Sainte-Anne, puis trois ans et onze mois à
Ville-Évrard où, considéré comme incurable, il ne reçoit aucun traitement. Il y
écrit une très importante correspondance et reçoit les visites de ses amis.
Grâce à l’obstination de sa mère et de Robert Desnos, il est transféré à Rodez
en 1943, dans le service du docteur Ferdière, où il restera trois ans. Il subit une série
d’électrochocs. À partir de 1945 il écrit et dessine tous les jours dans des
cahiers d’écolier (les Cahiers de Rodez),
et continuera jusqu’à sa mort.« En
1945, lorsque, au reçu des lettres d’Antonin Artaud, [Jean Paulhan] entrevoit la possibilité de l’arracher à
l’asile de Rodez, c’est lui qui persuade Jean Dubuffet d’aller l’y voir,
encourage Henri Thomas à lui écrire, soutient Arthur Adamov qui sollicite les
dons des peintres, des écrivains pour une vente aux enchères destinée à
recueillir des fonds pour la sortie d’Antonin Artaud, accepte d’être le
président du Comité d’organisation constitué dans ce but, puis de la Société
des Amis d’Antonin Artaud qui gèrera les fonds ainsi collectés. » (Paule
Thévenin, Antonin Artaud, ce Désespéré
qui vous parle, p. 42).
Il est installé dans une
chambre dans la maison de santé d’Ivry, où le Dr Delmas lui laissera liberté de
se déplacer.
Le 6 septembre, il signe
chez Gallimard pour la parution de ses œuvres complètes : 4 volumes sont
prévus, 26 sont publiés à ce jour. Van
Gogh le suicidé de la société paraît en 1947, ainsi que Artaud le Mômo.
Au début du mois de
février 1948, des examens conduits par le professeur Mondor à la Salpêtrière
révèlent un cancer inopérable. Il ne peut vivre ses douleurs sans de fortes
doses de laudanum. L’émission radiophonique qu’il a enregistrée en 1947, Pour en finir avec le jugement de Dieu,
est interdite le 1er février.
Mort le 4 mars 1948.
L’ensemble des œuvres
d’Antonin Artaud est publié par les éditions Gallimard.
A. Œuvres complètes (préparées par Paule
Thévenin)
TOME I,
vol. 1 : Préambule – Adresse au Pape
– Adresse au Dalaï-Lama – L’Ombilic des Limbes – Le Pèse-nerfs – L’Art et la
mort – Premiers poèmes (1913-1923) – Premières proses – Tric Trac du ciel –
Bilboquet – Poèmes (1924-1935). (1976)
vol. 2. Textes surréalistes – Lettres. (1976)
TOME
II : L’évolution du décor – Théâtre
Alfred Jarry – Trois œuvres pour la scène – Deux projets de mise en scène –
Notes sur les tricheurs de Steve Passeur – Comptes rendus – À propos d’une
pièce perdue – À propos de la littérature et des arts plastiques. (1980)
TOME
III : Scenari – À propos du cinéma –
Lettres – Interviews. (1978)
TOME
IV : Le Théâtre et son double – Le
Théâtre de Séraphin – Les Cenci. (1978)
TOME
V : Autour du Théâtre et son double
et des Cenci. (1979)
TOME
VI : Le Moine de Lewis raconté par
Antonin Artaud. (1982)
TOME
VII : Héliogabale ou l’anarchiste
couronné – Nouvelles révélations de l’être. (1983)
TOME
VIII : De quelques problèmes
d’actualité aux messages révolutionnaires – Lettres du Mexique. (1980)
TOME
IX : Les Tarahumaras – Lettres de
Rodez. (1979)
TOME
X : Lettres écrites de Rodez
(1943-1944). (1996)
TOME
XI : Lettres écrites de Rodez
(1945-1946). (1974)
Tome
XII : La Culture indienne – Artaud
le Mômo – Ci-gît. (1974)
TOME
XIII : Van Gogh, le suicidé de la
société – Pour en finir avec le jugement de Dieu – Le Théâtre de la cruauté –
Lettres à propos de « Pour en finir avec le jugement de Dieu ».
(1974)
TOME XIV,
vol. 1 : Suppôts et suppliciations.
(1978)
vol.
2 : Suppôts et suppliciations.
(1978)
TOME
XV : Cahiers de Rodez (février-avril
1945). (1985)
TOME
XVI : Cahiers de Rodez (mai-juin
1945). (1981)
TOME XVII :
Cahiers de Rodez (juillet-août 1945).
(1982)
TOME
XVIII : Cahiers de Rodez
(septembre-novembre 1945). (1983)
TOME
XIX : Cahiers de Rodez (décembre
1945-janvier 1946). (1984)
TOME XX: Cahiers de Rodez (février-mars 1946). (1985)
TOME
XXI : Cahiers de Rodez (avril-25 mai
1946). (1985)
TOME
XXII : Cahiers de Rodez (26
mai-juillet 1946). (1986)
TOME
XXIII : Cahiers de Rodez
(août-septembre 1946). (1987)
TOME
XXIV : Cahiers de Rodez
(octobre-novembre 1946). (1988)
TOME
XXV : Cahiers de Rodez (déc.
1946-janvier 1947). (1990)
TOME
XXVI : Histoire vécue d’Artaud-Mômo.
Tête à tête. (1994)
B. Lettres à Génica
Athanasiou, précédé de Deux
poèmes à elle dédiés. (1969)
Nouveaux écrits de Rodez : Lettres au docteur
Ferdière (1943-1946) et autres textes inédits – Six lettres à Marie Dubuc
(1935-1937), préface de Gaston Ferdière et notes de Pierre Chaleix
(1977)
L’Arve et l’aume, tentative anti-grammaticale à propos de
Lewis Carroll et contre lui, suivi de 24
lettres à Marc Barbezat, collection l’Arbalète (1998)
50 dessins pour assassiner la magie, édition d’Évelyne
Grossman (2004)
Œuvres, édition d’Évelyne Grossman, Quarto (2004)
Cahier, Ivry, janvier 1948, fac-similé et
transcription, édition d’Évelyne Grossman (2006)
En format de poche :
L’Ombilic des limbes, précédé de Correspondance avec Jacques Rivière, suivi
de Le Pèse-nerfs, Fragments d’un journal
d’enfer, L’Art et la mort et de Textes
de la période surréaliste, préface d’Alain Jouffroy, Poésie/Gallimard
(1968)
Le Moine, roman de M. G. Lewis raconté par Antonin Artaud, Folio
(1975)
Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, L’imaginaire (1979)
Le Théâtre et son double, suivi de Le théâtre de Séraphin, Folio-Essais
(1985)
Les Tarahumaras, préface de Paule Thévenin, Folio-Essais (1987)
Messages révolutionnaires, Folio-Essais (1998)
Van Gogh le suicidé de la société, avant-propos d’Évelyne
Grossman, L’imaginaire (2001)
Pour en finir avec le jugement de Dieu, préface d’Évelyne
Grossman, Poésie/Gallimard (2003)
Suppôts et suppliciations, édition d’Évelyne Grossman
(2006)
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Tel Quel, n° 20, hiver 1965, n° 39, automne 1969, n° 40, hiver
1970.
Quelques sites :
le site Antonin Artaud
www.docmartine.com/artaud [avec dessins et photographies]
www.ubu.com/sound/artaud.html [avec des enregistrements de Roger Blin, Paule Thévenin,
Artaud]
www.artaud.no-ip.org
sur le site de la revue
des ressources
POST-SCRIPTUM
Qui
suis-je ?
D’où je
viens ?
Je suis
Antonin Artaud
et que je
le dise
comme je
sais le dire
immédiatement
vous
verrez mon corps actuel
voler en
éclats
et se
ramasser
sous dix
mille aspects
notoires
un corps
neuf
où vous
ne pourrez
plus
jamais m’oublier
Antonin Artaud, Le
Théâtre de la cruauté, dans Œuvres
complètes, tome XIII, Gallimard, 1974, p. 118.
Au cours de la première
Révolution Française on a commis le crime de guillotiner André Chénier. Mais
dans une époque de fusillades, de faim, de mort, de désespoir, de sang, au
moment où se jouait rien de moins que l’équilibre du monde, André Chénier,
égaré dans un rêve inutile et réactionnaire, a pu disparaître sans dommage ni
pour la poésie ni pour son temps.
Et les sentiments universels,
éternels d’André Chénier, s’il les a éprouvés, étaient ni tellement universels
ni tellement éternels qu’ils puissent justifier son existence à une époque où
l’éternel s’effaçait derrière un particulier aux préoccupations innombrables.
L’art, justement, doit s’emparer des préoccupations particulières et les
hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps.
Or tous les artistes ne
sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs
propres sentiments avec les fureurs collectives de l’homme.
Et toutes les époques ne
sont pas en mesure d’apprécier l’importance sociale de l’artiste et cette
fonction de sauvegarde qu’il exerce au profit du bien collectif.
Antonin Artaud, L’Anarchie
sociale de l’art, dans Œuvres
complètes, tome VIII, Gallimard, 1971 et 1980, p. 233.
[lettre à Génica Athanasiou] [Paris, le 6 décembre 1924]
[...]
Il y a DIX ans que je
souffre, je connais mes maux, j’en connais tous les symptômes et je ne me
plains pas d’autres choses que des douleurs que j’ai toujours souffertes,
douleurs pas seulement du corps mais de l’âme, les plus graves de toutes, les
plus implacables, les plus impossibles à supprimer et quand je te vois, toi qui
ne sais rien, venir chercher à m’expliquer mon mal ou l’attribuer à des raisons
absolument secondaires, et secondaires entre autres parce qu’elle sont venues bien longtemps après lui, je ne puis que
hausser les épaules, j’abdique tout espoir de te convaincre et je me trouve
encore plus désespéré de voir que l’être qui devrait être le plus près de moi
est celui qui m’accable le plus.
Antonin Artaud, Lettres à Génica Athanasiou, Gallimard,
1969, p. 166-167 [biographie de Génica Athanasiou (1897-1966), p. 7-13].
Silence
Belle place aux pierres gelées
Dont la lune s’est emparée
Le silence sec et secret
Y recompose son palais
Or l’orchestre qui paît ses notes
Sur les berges de ton lait blanc
Capte les pierres et le silence.
C’est comme un ventre que l’amour
Ébranle dans ses fondements
Cette musique sans accent
Dont nul vent ne perce l’aimant
La lumière trempe au milieu
De l’orchestre dont chaque jour
Perd un ange, avance le jour.
Rien qu’un chien auprès du vieillard
Ils auscultent l’orgue en cadence
Tous les deux. Bel orgue grinçant
Tu donnes la lune à des gens
Qui s’imaginent ne devoir
Leurs mirages qu’à leur science.
Antonin Artaud, Silence
[1925], dans Œuvres complètes, tome
I*, Gallimard, 1976, p. 253.
Les choses sont qu’il n’y a plus rien à y comprendre du
tout dans aucun cas possible
et surtout dans tel cas spécial déterminé qui n’a de
valeur qu’autant qu’il se décolle et provoque un décollement.
C’est le détachement qui est le fait et non le fait,
c’est la haine de l’être qui est un être et non celui qui
était vraiment,
c’est l’ingéniosité inventive devant le doute et le
mystère qui est l’être et non l’être qui était en lui.
C’est ainsi que tout ce qui se présente comme une
question ou un problème doit être anéanti comme n’étant pas de l’ordre de la
vie,
l’ordre de non-détermination totale,
irrévocable
et absolue.
Tout ce qui surprend est un être coupable qu’il ne faut
pas expliquer mais détruire. Car le fond ne fut jamais un être qui supporta
qualification.
Celui qui fait s’étonne d’être parce que l’être est son
ennemi.
Il ne peut pas être mis lui-même en situation de
supporter un déclassement ou perceptif ou affectif, ou une déroute
d’orientation,
car il n’est pas évaluable en puissance de manifestation.
Ainsi donc toutes les menaces d’affres,
d’étranglement,
de mutilation
que l’être a jamais pu lui faire,
tous les séismes de dégradation qu’il peut prétendre lui
imposer,
sont sans valeur d’emprise ou de coercition sur lui-même,
n’ayant jamais été issus que d’une arbitraire
supputation.
Abaissement ou relèvement de la tension affective,
du goût ou de la saveur ,
affres de la tombe,
espoir,
désespoir.
[texte dicté (...) à partir d’une version manuscrite du
cahier 212 (vers le 9 janvier 1947)]
Antonin Artaud, Œuvres,
édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Quarto/Gallimard,
2004, p. 1389.
On peut parler de la bonne
santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une
main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille
gauche,
dans un monde où on mange
chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et
mis en rage,
tel que
cueilli à sa sortie du sexe maternel.
Et ceci n’est pas une
image, mais un fait abondamment et quotidiennement répété et cultivé à travers
toute la terre.
Et c’est ainsi, si
délirante que puisse paraître cette affirmation, que la vie présente se
maintient dans sa vieille atmosphère de stupre, d’anarchie, de désordre, de
délire, de dérèglement, de folie chronique, d’inertie bourgeoise, d’anomalie
psychique (car ce n’est pas l’homme mais le monde qui est devenu un anormal),
de malhonnêteté voulue et d’insigne tartufferie, de mépris crasseux de tout ce
qui montre race,
de revendication d’un
ordre tout entier basé sur l’accomplissement d’une primitive injustice,
de crime organisé enfin.
Ça va mal parce que la
conscience malade a un intérêt capital à cette heure à ne pas sortir de sa
maladie.
C’est ainsi qu’une société
tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines
lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient.
Gérard de Nerval n’était
pas fou, mais il fut accusé de l’être afin de jeter le discrédit sur certaines
révélations capitales qu’il s’apprêtait à faire,
et outre que d’être
accusé, il fut encore frappé à la tête, physiquement frappé à la tête une
certaine nuit afin de perdre la mémoire des faits monstrueux qu’il allait
révéler et qui, sous l’action de ce coup, passèrent en lui sur le plan
supra-naturel, parce que toute la société, occultement liguée contre sa
conscience, fut à ce moment-là assez forte pour lui faire oublier leur réalité.
Non, Van Gogh n’était pas
fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont
l’angle de vision, à côté de toutes les peintures qui sévissaient à cette
époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la
bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure,
comme ceux de Napoléon III.
Antonin Artaud, Van
Gogh le suicidé de la société [début], dans Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman,
Quarto/Gallimard, 2004, p. 1439-1440.
Mes dessins ne sont pas
des dessins mais des documents,
il faut les regarder et
comprendre ce qu’il y a dedans,
à ne les
juger que du point de vue artistique ou véridique, objet parlant et réussi, on
dirait : cela est très bien, mais manque de formation manuelle et
technique et Mr Artaud comme dessinateur n’est encore qu’un
débutant, il lui faut dix ans d’apprentissage personnel ou à la poly-technique
des beaux-arts.
– Ce qui est faux car j’ai travaillé dix ans le dessin au cours de toute mon existence
mais je suis désespéré du pur dessin. –
Je veux
dire qu’il y a dans mes dessins une espèce de morale musique que j’ai faite en vivant mes traits
non avec la main seulement, mais avec le raclement du souffles de ma
trachée-artère, et des dents de ma mastication. –
Et ce ne sont pas des
choses qui se voient au microscope, mais ce ne sont pas non plus des choses qui
se voient si on veut s’obstiner à les voir sous la chape de cet angle nature.
Je veux dire que nous
avons une taie sur l’œil du fait que notre vision oculaire actuelle est déformée, réprimée, opprimée, pervertie
et suffoquée par certaines malversations sur le principe de notre boîte
crânienne, comme sur l’architecture dentaire de notre être, depuis le coccyx du
bas des vertèbres, jusqu’aux assises du forceps des mâchoires sustentatrices du
cerveau.
Luttant contre ces
malversations, j’ai pointillé et buriné toute les colères de ma luttes, en vue
d’un certain nombre de totems d’êtres, et il en reste ces misères, mes dessins.
Mais il y a quelque chose
de plus :
C’est que
cette lutte dans son essence ne cesse
d’être simplifiée directement par les lignes comme interstitielles au sens
intrinsèque de l’émotion naturellement produite,
et que celui qui regarde
doit surajouter cette émotion première
que la nature rendit
seconde sous peine de n’être plus lui-même qu’un analphabète incompétent.
[Commentaire de dessins, cahier 97]
Antonin Artaud, Œuvres,
édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Quarto/Gallimard,
2004, p. 1049.
Toute l’écriture est de la
cochonnerie.
Les gens qui sortent du
vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur
pensée, sont des cochons.
Toute la gent littéraire
est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci.
Tous ceux qui ont des
points de repère dans l’esprit, je veux dire d’un certain côté de la tête, sur
des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de
leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens,tous ceux pour qui il
existe des altitudes dans l’âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont
esprit de l’époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leurs
besognes précises, et à ce grincement d’automate qui rend à tous vents leur
esprit,
sont des cochons.
Ceux pour qui certains
mots ont un sens, et certaines manières d’être, ceux qui font si bien des
façons, ceux pour qui les sentiments ont des classes et qui discutent sur un
degré quelconque de leurs hilarantes classifications, ceux qui croient encore à
des « termes », ceux qui remuent des idéologies ayant pris rang dans
l’époque, ceux dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent
si bien et qui parlent des courants de l’époque, ceux qui croient encore à une
orientation de l’esprit, ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui
font crier les pages des livres,
ceux-là sont les pires cochons.
Vous êtes bien gratuit,
jeune homme !
Non, je pense à des
critiques barbus.
Et je vous l’ai dit :
pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien.
Rien, sinon un beau
Pèse-Nerfs.
Une sorte de station
incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit.
Et n’espérez pas que je
vous nomme ce tout, en combien de parties il se divise, que je vous dise son
poids, que je marche, que je me mette à discuter sur ce tout, et que,
discutant, je me perde et que je me mette ainsi sans le savoir à PENSER, – et
qu’il s’éclaire, qu’il vive, qu’il se pare d’une multitude de mots, tous bien
frottés de sens, tous divers, et capables de bien mettre au jour toutes les
attitudes, toutes les nuances d’une très sensible et pénétrante pensée.
Antonin Artaud, Le
Pèse-Nerfs [1925], dans Œuvres,
édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Quarto/Gallimard,
2004, p. 165.
[...]
J’ai vu dans la montagne
un homme nu penché à une grande fenêtre. Sa tête n’était qu’un grand trou, une
sorte de cavité circulaire où tour à tour et suivant les heures le soleil ou la
lune apparaissait. Il avait la bras droit étendu comme une barre et le gauche
comme une barre aussi mais noyée d’ombre et repliée.
[III]
Ce bras droit tendu en avant et que bordait une raie de
lumière n’indiquait pas une direction ordinaire... Et je cherchais ce qu’il
annonçait !
Il n’était pas tout à fait
midi quand je rencontrai cette vision ; j’étais à cheval et j’avançais
vite. Pourtant je pus me rendre compte que je n’avais pas affaire à des formes
sculptées, mais à un jeu déterminé de lumières, qui s’ajoutait au relief des rochers.
Cette
figure était connue des Indiens ; elle me parut par sa composition, par sa
structure, obéir au même principe auquel toute cette montagne en tronçons
obéissait. Dans la ligne du bras, il y avait un village avec autour une
ceinture de rochers.
Et je vis que les rochers
avaient tous la forme d’une poitrine de femme avec deux seins parfaitement
dessinés.
Je vis se
répéter huit fois le même rocher que dirigeait sur le sol deux ombres ; je
vis deux fois la même tête d’animal porter dans sa gueule son effigie qu’il
dévorait ; je vis, dominant le village, une sorte de dent phallique énorme
avec à son sommet trois pierres et sur sa face externe quatre trous ; et
je vis, depuis leur principe, toutes ces formes passer peu à peu à la réalité.
Il me sembla partout lire
une histoire d’enfantement dans la guerre, une histoire de genèse et de chaos,
avec tous ces corps de dieux taillés comme des hommes, et ces statues humaines
tronçonnées. Pas une forme qui fût intacte, pas un corps qui ne m’apparût comme
sorti d’un récent massacre, pas un groupe où je n’aie dû lire la lutte qui le divisait.
Je retrouvai des hommes
noyés, à demi mangés par ma pierre et, sur des rochers plus haut, d’autres
hommes qui s’attachaient à les repousser. Ailleurs, une statue de la Mort,
énorme, tenait dans sa main un petit enfant.
[...]
Antonin Artaud, Les
Tarahumaras, dans Œuvres complètes,
tome IX, Gallimard, 1971 et 1979, p. 36-37.
Théâtre oriental et théâtre occidental
La révélation du théâtre
balinais a été de nous fournir une idée physique et non verbale, où le théâtre
est contenu dans les limites de tout ce qui peut se passer sur une scène,
indépendamment du texte écrit, au lieu que le théâtre tel que nous le concevons
en Occident a partie liée avec le texte et se trouve limité par lui. Pour nous,
au théâtre la Parole est tout et il n’y a pas de possibilité en dehors
d’elle ; le théâtre est une branche de la littérature, une sorte de
variété sonore du langage, et si nous admettons une différence entre le texte
parlé sur la scène et le texte lu par les yeux, si nous enfermons le théâtre
dans les limites de ce qui apparaît entre les répliques, nous ne parvenons pas
à séparer le théâtre de l’idée du texte réalisé.
Cette idée de la
suprématie de la parole au théâtre est si enracinée en nous et le théâtre nous
apparaît tellement comme le simple reflet matériel du texte que tout ce qui au
théâtre dépasse, le texte, n’est pas contenu dans ses limites et strictement
conditionné par lui, nous paraît faire partie du domaine de la mise en scène
considéré comme quelque chose d’inférieur par rapport au texte.
Étant donné cet
assujettissement du théâtre à la parole on peut se demander si le théâtre ne
possèderait pas par hasard son langage propre, s’il serait absolument
chimérique de le considérer comme un art indépendant et autonome, au même titre
que la musique, la peinture, la danse, etc., etc.
Antonin Artaud, Le
Théâtre et son double, dans Œuvres
complètes, tome IV, Gallimard, 1978, p. 66.
Là où d’autres proposent des œuvres je ne prétends pas
autre chose que montrer mon esprit.
La vie est de brûler des questions.
Je ne conçois pas d’œuvre détachée comme détachée de la
vie.
Je n’aime pas la création détachée. Je ne conçois pas non
plus l’esprit comme détaché de lui-même. Chacune de mes œuvres, chacun des
plans de moi-même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave
sur moi.
Je me retrouve autant dans une lettre écrite pour
expliquer le rétrécissement intime de mon être et le châtrage insensé de ma
vie, que dans un essai extérieur à moi-même, et qui m’apparaît comme une
grossesse indifférente de mon esprit.
Je souffre que l’Esprit ne soit pas dans la vie et que la
vie ne soit pas l’Esprit, je souffre de l’Esprit-organe, de
l’Esprit-traduction, ou de l’Esprit intimidation-des-choses pour les faire
entrer dans l’Esprit.
Ce livre je le mets en suspension dans la vie, je veux
qu’il soit mordu par les choses extérieures, et d’abord par tous les
soubresauts en cisaille, toutes les cillations de mon moi à venir.
Toutes ces pages traînent comme des glaçons dans
l’esprit. Qu’on excuse ma liberté absolue. Je me refuse à faire de différence
entre aucune des minutes de moi-même. Je ne reconnais pas dans l’esprit de
plan.
Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature.
Je dis que l’Esprit et la vie communiquent à tous les degrés. Je voudrais faire
un Livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les
mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée
avec la réalité.
Et ceci n’est pas plus une préface à un livre, que les
poèmes par exemple qui le jalonnent ou le dénombrement de toutes les rages du
mal-être.
Ceci n’est qu’un glaçon aussi mal avalé.
Antonin Artaud, L’Ombilic
des limbes, dans Œuvres complètes,
tome I*, Gallimard, 1976, p. 49-50.