Je reçois ce soir un texte de Pierre Michon, autour de Samuel Beckett et extrait de Corps du Roi que Angèle Paoli, éditrice de Terres de Femmes me propose en écho à l’anthologie permanente de ce mercredi 27 mars 2007.
« L’année 1961. Plutôt l’automne ou le début de l’hiver. Samuel Beckett est assis. Il y a dix ans qu’il est roi -un peu moins ou un peu plus de dix ans: huit ans pour la première de Godot, onze ans pour la publication massive de grands romans par Jérôme Lindon. Rien n’existe en France pour lui faire pièce ou lui disputer ce trône sur quoi il est assis. Le roi, on le sait, a deux corps: un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine. Ou il s’appelle seulement et carcéralement Samuel Beckett et dans la prison de ce nom il est assis en automne 1961 devant l’objectif de Lutfi Özlök, Turc, photographe – photographe esthétisant, qui a disposé derrière son modèle habillé de sombre un drap sombre pour donner au portrait qu’il va en faire un air de Titien ou de Champaigne, un grand air classique. Ce Turc a pour manie, ou métier, de photographier des écrivains, c’est-à -dire, par grand artifice, ruse et technique, de tirer le portrait de deux corps du roi, l’apparition simultanée du corps de l’Auteur et de son incarnation ponctuelle, le Verbe vivant et le saccus merdae. Sur la même image.
Tout cela Beckett le sait, parce que
c’est l’enfance de l’art - et parce qu’il est roi. Il sait aussi qu’avec lui,
pour lui, cette opération magique est plus facile que pour Dante ou Joyce, car
à la différence de Dante ou Joyce il est beau: beau comme un roi, l’œil de
glace, l’illusion du feu sous la glace, la lèvre rigoureuse et parfaite, le noli me tangere qu’il porte de
naissance; et comble de luxe, beau avec des stigmates, la maigreur céleste, les
rides taillées au tesson de Job, les grandes oreilles de chair, le look roi
Lear. Il sait que pour lui c’est trop facile, comme si le gros rentier
élisabéthain avait eu la tête du roi Lear ; et qu’on ne peut guère prendre
la photo du saccus merdae nommé
Samuel Beckett sans qu’apparaisse dans le même moment le portrait du roi, la
littérature en personne, avec, bien visibles autour de l’œil de glace et des
grandes oreilles, le bonnet de Dante, la fraise élisabéthaine et, dans un coin,
visible ou pas le tesson de Job.
De cela, de ce hasard biologique ou
de cette justice immanente, est-ce qu’il se réjouit, Samuel Beckett, ce jour
d’automne 1961 ? Est-ce qu’il en tire vanité, dégoût, ou une
extraordinaire envie de rire ? Je ne le sais pas, mais je suis sûr qu’il
l’accepte. Il dit: Je suis le texte, pourquoi ne serais-je pas l’icône ?
Je suis Beckett, pourquoi n’en aurais-je pas l’apparence ? J’ai tué ma
langue et ma mère, je suis né le jour de la Crucifixion, j’ai les traits
mélangés de saint François et de Gary Cooper, le monde est un théâtre, les
choses rient, Dieu ou le rien exulte, jouons tout cela dans les formes.
Continuons. Il tend la main, il prend et allume un boyard blanc, gros module, il se le met au coin des
lèvres, comme Bogart, comme Guevara, comme un métallo. Son œil de glace prend
le photographe, le rejette. Noli me
tangere. Les signes débordent. Le photographe déclenche. Les deux corps du
roi apparaissent. »
Pierre Michon, Corps du roi, Éditions
Verdier 2002, pp.13-16