Si l’on écarte les peintres écrivains,
d’Eugène Fromentin hier, à Michaux ou Calaferte plus près de nous, ou Novarina
aujourd’hui, on peinerait à rassembler le nom de tous les écrivains qui se
soucièrent d’écrire à propos d’un peintre. Pratique réellement inaugurée en
France par les Salons de Diderot,
poursuivie par Baudelaire, et c’est ensuite un mouvement ininterrompu,
d’Apollinaire à nos jours. Éluard rassembla des écrits sur l’art, Paulhan a
écrit sur la peinture de Fautrier, Leiris sur celle d’André Masson, Samuel
Beckett sur celle d’Avigdor Arikha, etc., et la réflexion sur la peinture est
partie importante de l’œuvre de Jacques Dupin ou d’Yves Bonnefoy. Un éditeur
(Catherine Flohic) invita des écrivains à rêver autour d’une œuvre de leur
choix – ce furent Pascal Quignard et Georges de La Tour, Ludovic Janvier et
Bonnard, Marie N’Diaye et Turner, Jacques Serena et Klimt, Pierre Bergounioux
et les masques d’Afrique, et quinze autres. Les éditions Virgile sur des bases
analogues proposent les Carnets d’Atelier
avec, par exemple, Butor (sur Matisse), Paul-Louis Rossi (sur Arp) ou Jouffroy
(Yves Klein) – et James Sacré.
Comment James Sacré conduit-il vers le
travail de Khalil El Ghrib, peintre et sculpteur marocain ? Par une
démarche complexe qui mêle les notes prises pendant une dizaine d’années, au
cours de ses visites à Asilah où vit Khalil El Ghrib, les réflexions à propos
de ces notes, des travaux du peintre et de son atelier, quelques poèmes, des
notes sur la ville et sur des rencontres. S’associent à cet ensemble des
souvenirs d’enfance et un parallèle entre le travail du peintre et celui du
poète, puis pour (provisoirement) clore un long poème en prose autour des
pierres ramassées ça et là et de leur place dans l’écriture.
Cette description sommaire dit bien peu
du caractère foisonnant du livre. On voudrait au moins insister sur la relation
qui lie les deux activités, peindre et écrire. La peinture (ou la sculpture) de
Khalil El Ghrib se construit à partir de ses rencontres avec les choses :
morceaux de métal, algues, pain rassis, bouts de laine, cailloux..., qu’il
entasse dans son atelier, pour un jour les marier sur la toile ou le papier,
accompagnées de couleurs. Il ne réunit pas ces objets dans l’esprit de
l’"art pauvre" : Khalil El Ghrib ne fait pas de l’art à partir
de déchets pour s’opposer à l’institution – et d’une autre manière y trouver sa
place : il ne date pas et ne signe
pas ses travaux ni ne les vend. Comme le souligne James Sacré, il « a la capacité de saisir en n’importe lequel d’entre [ces objets] une intensité de vie
(et de mort possible aussi bien), et la capacité de passer par une infinie
patience qui permettra à l’objet de continuer sa vie, le faisant rentrer chez
lui par une sorte d’hospitalité incroyable » (p. 33-34). Il s’agit
donc pour le peintre d’une manière de vivre dans le monde, à la rencontre des
choses (comme des gens), pour restituer leur « énigmatique simplicité ». Pour marquer le caractère décisif de
l’expérience du réel dans le travail de Khalil El Ghrib, James Sacré compare le
« nouage rapide » des
éléments choisis par le peintre et le travail de son père qui « nouait sans y penser mais avec une grande
dextérité, les sarments verts de la vigne à l’aide de brins d’osier, ou un fil
de fer sur un sabot cassé » (p. 44).
C’est bien par la manière de vivre au
milieu des choses qu’un parallèle est esquissé entre l’activité du peintre et
celle de l’écrivain. L’écriture naît à partir de l’émotion provoquée par les
choses vues, parce que vivre implique de pouvoir être attentif, regard neuf
pour « se nourrir de tout ».
Une marche dans la ville et le carnet s’emplit – « Vieil homme, burnous sombre marron rayé finement de blanc : le
capuchon relevé dans lequel disparaît son visage » ; plus
loin : « Me voilà dans la
vieille ville : annonces sur les murs, brouettes de métal cabossé près de
l’entrée d’une boulangerie : porte et fenêtre ouvertes, noir, et par ce
noir, on ne voit pour ainsi dire rien à l’intérieur ». Mais la
comparaison ne s’applique qu’aux attitudes devant les choses, et les gestes
sont bien différents. L’écrivain peut, sans doute, écrire quelque chose du
travail de Khalil El Ghrib : « J’ai
lu à Khalil ce que j’ai écrit dans le silence des formes nues ou peintes de ses
« choses ». Il écoute très concentré, attentif, il aime bien » ;
cependant, lui-même ne peut assembler, donner une nouvelle forme aux objets.
Les trois petits cailloux que le peintre
lui a offerts resteront à l’écart de tout dispositif d’écriture : « De toutes façons je ne peux pas mettre ces
cailloux directement dans mon poème. Même si je pense les envelopper de mots et
de formulations diverses, je n’enveloppe ainsi que la vague idée que j’ai
d’eux. » Et, insistant, ce rêve d’introduire quelque chose de la
matière dans le texte, de « pouvoir
écrire en mixant véritablement un peu de cette pierre dans le volume de mes
phrases. » Les mots manquent-ils de restituer l’expérience du
réel ? C’est une interrogation constante dans les recueils de James Sacré
et l’on comprend sa fascination pour le travail de Khalil El Ghrib, qui choisit
des fragments du réel pour fabriquer, dans une autre ordonnance, un morceau de
réel. Les mots lui semblent toujours être des cailloux qui roulent mal, et le
poème des « tas de mots qui vont
s’ébouler ». C’est cette difficulté de la représentation, et le souci
de la vaincre, qui sont intensément explorés dans les dernières pages, et le
livre d’hommage à un peintre est en même temps mise en mots d’une rencontre,
d’une expérience.
©Tristan Hordé
James Sacré, Khalil
El Ghrib, éditions Virgile, 2007.