Jean-René Lassalle m’a envoyé cet article sur les relations, amitié, correspondance et traductions réciproques,
entre la poète américaine Lyn Hejinian et le poète russe Arkadii Dragomochtchenko.
Je l’en remercie bien vivement
Poezibao
Lyn Hejinian et Arkadii Dragomochtchenko
Lyn Hejinian est née en 1941 à San
Francisco. Son livre le plus connu, My Life écrit quand l’auteur
avait 37 ans, comprenait 37 séquences de 37 phrases. Pour sa réédition 8 ans
plus tard elle ajoute 8 séquences ainsi que 8 nouvelles phrases à toutes les
séquences. Le livre Ma vie grandit donc avec son auteur. Les détails de
souvenirs s’offrent dans une vision cubiste, des phrases courent en leitmotivs
sur tout le texte, la chronologie est bouleversée, empêchant de reconstituer
cette « vie ». Un autre de ses livres a été édité en français par
l’équipe de « Un bureau sur l’Atlantique » chez Royaumont/Créaphis.
Arkadii Dragomochtchenko
est né en 1946 à Potsdam, a grandi à Kiev, est marié, habite Saint-Pétersbourg
depuis 1970. Quelques-uns de ses poèmes sont traduits en français dans
l’anthologie « Panorama poétique de la Russie moderne » éditée par
Jacques Darras et Olga Severskaïa chez Le Cri, coll. In’hui, Bruxelles, 1998.
Accompagnant son
mari (musicien de jazz progressiste du quatuor de saxophones Rova) dans une
tournée en Union Soviétique en 1983, Lyn Hejinian fut présentée à
Dragomochtchenko que les lecteurs de samizdats lui décrivaient comme un des
grands poètes actuels de Leningrad. Une amitié se développa entre les deux et
dans les années qui suivirent ils eurent une correspondance abondante grâce à
laquelle elle apprit le russe et lui l’anglais. Ainsi Lyn Hejinian devint
traductrice et éditrice américaine de poètes russes contemporains. Et
Dragomochtchenko put inviter des écrivains américains pour des colloques à
Saint-Pétersbourg et fit lui-même des lectures aux Etats-Unis.
Ce poème est extrait
du livre Description d’Arkadii Dragomochtchenko, chez Sun and Moon, Los
Angeles, 1990. Le texte en français est donc la traduction de Jean-René
Lassalle de la traduction anglaise de Lyn Hejinian.
Une élégie sentimentale
(pour Anna Hejinian)
Fais courir une souris sur une pierre. Compte seulement chacun de ses pas
Alexandre Vvedenski
« Dis-moi,
qu’est-ce qui nous lie à un quelconque sens,
qu’est-ce qui nous fait perdre la tête ? »
obscurité
d’un nuage rapide, trace de verre,
blanc.
Le contour d’un visage d’horloge.
L’amplitude de la mort et son insignifiance, débris
qui volent dans une brume grésillante de libellules –
Nous n’allons nulle part.
Il y a des puits où même à midi les étoiles sont aiguës
Mais se ramifiant comme un livre jusque dans l’étrange – il reste toujours une
possibilité,
du sable
et s’arrêter.
Un mot quelconque, comme le moule d’une loi, révèle le monde renversé
en miroir descendant l’axe de la matière
Et ainsi
cette décortication séparation
dans les inlassables épreuves des libertés.
Peut-être – « mais ça n’a pas de sens » - dans le crépuscule des
prismes
où les lignes droites des hivers explosent soudain dans la glace
et comme un feu indivisible
le vent secoue cela, l’éparpille par poignées.
Et ainsi
dans les épreuves du vol entre zénith, nadir, fenêtre et joue non rasée,
ocre et bruyère,
dans les débris de hauteurs ruisselantes… L’image visible d’une demeure pour
ces phénomènes nous fuit. Qu’y a-t-il derrière eux ?
La même chose est derrière nous et devant nous.
Volute capricieuse, la chevelure comme un rire lointain,
Ne pas se souvenir – tisser toile d’araignée dans la structure de l’ouïe,
Jusqu’à une correspondance des registres les plus minutieux –
Leurs myriades scintillent
Myriades
rivalisant avec les spirales du pouls qui tresse les rivières asséchées du
poignet.
La répercussion est absurde.
Une conquête (de quoi ?) est comme une photographie, son filigrane perdu
dans une grille,
Car tout doit avoir un commencement, bien que tu regardes la neige et le feu,
Comme si, te reflétant dans la glace fondante sur la vitre, tu grattais tes
joues avec un rasoir
Encore une fois la nature du coucher de soleil reste inconnue
Ainsi que celle des partitions spatiales qui le créent – le temps ?
le corps ?
la mémoire ? la ligne ? – et celle des intervalles aperçus au hasard
se ramifiant comme un livre jusque dans l’étrange.
***
Ce qui se dit est une lampe mais elle annonce :
« orage de printemps »
La lumière prononce son propre nom en morceaux et aussitôt on peut entendre
qu’à côté de la carte indistincte un céleri séché
scintille
d’une brillance
rauque
comme les roseaux du poignet.
Le robinet coule.
Tiens, prends des grains de café amers, fais les
tourbillonner en une poussière odorante
qu’ils entrent en ébullition
« pairs et impairs » moulus, stoppant la coulée
des résines tournoyantes
Car ici le temps fluide de sa chute est décroché,
Dans la mémoire un éclat de lumière saisit les mille « je »
revient obstinément –
Comme les enfants se voient contraints d’attraper la griffe d’un oiseau dans la
cuisine qui grince, peut-être…
Je ne me souviens pas.
J’étais décalé d’un pas
de moi-même, de tous, Dieu inclus
approchant la terre originelle des nuages
cisaillant mon regard sur des éclairs de sable et d’arbres.
L’été passe
ne cachant rien en le bleu profond
une branche d’euphorie s’enfonce
dans des sels cristallins de raison
« Dis-moi, qu’est-ce donc qui fond en nous ou nous lie
l’un à l’autre?
À l’intérieur de la suite des jours et des jours qui de temps à autre alternent
avec la nuit… »
arrachement par delà les limites de l’esprit vers le mutisme
dans chaque son fortuit
déchirement par le désir de ce lien.
Arkadii Dragomochtchenko, présentation et traduction française : Jean-René
Lassalle
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