Rien de plus
Il faudrait que je dise un jour
Comment j’ai changé d’opinion sur la poésie
Et pourquoi je me considère à présent
Pareil à l’un de ces artisans du Japon impérial
Qui composaient des vers sur les cerisiers en fleur,
Les chrysanthèmes et la pleine lune.
Si j’avais pu décrire comment les courtisanes vénitiennes
Avec un roseau taquinent un paon dans la cour
Et du brocart mordoré, des perles de leur ceinture,
Délivrent leurs seins lourds, si j’avais pu dépeindre
La trace rouge de la fermeture de la robe sur leur ventre
Tels que les voyait le timonier de la galère
Débarqué au matin avec son chargement d’or,
Et si, en même temps, j’avais pu trouver pour leurs os,
Au cimetière dont la mer huileuse lèche les portes,
Un mot les préservant mieux que l’unique peigne
Qui, dans la cendre sous une dalle, attend la lumière,
Alors je n’aurais jamais douté. De la matière friable
Que peut-on retenir ? Rien, si ce n’est la beauté.
Aussi doivent nous suffire les fleurs des cerisiers
Et les chrysanthèmes et la pleine lune.
Czeslaw Milosz, Poèmes 1934-1982,
Luneau Ascot Ed. 1984, p.104 Je n’aime pas la manière occidentale de penser. Je pourrais
dire : la manière de penser des intellectuels occidentaux, mais en ce cas
je négligerais le changement qui s’est accompli au cours des dernières
décennies. Ce changement – non pas soudain, mais soudainement présent, comme la
puberté ou la vieillesse -, c’est qu’a disparu la division entre gens «
éclairés »- cultivés, progressistes, intellectuellement libérés – et ce
qu’on appelle les masses. Le grand schisme a pris fin et nous sommes revenus à
une vision du monde unifiée, comme au Moyen Age, où le théologien, le tonnelier
et le paysan croyaient à la même chose. L’école, la télévision, les journaux se
sont alliés pour tourner les esprits dans la direction souhaitée par
l’intelligentsia libérale, et ainsi est venue la victoire : une vision du
monde obligatoire pour tous, sous peine de recevoir un châtiment équivalent à
ce que furent le pilori et le bûcher – le ridicule. » Czeslaw Milosz, Terre inépuisable,
traduction française par Christophe Jezewski et François Xavier Jaujard, Fayard,
1988, p. 79 Je remercie Maryvonne
Lyoen pour cette contribution. fiche
bio-bibliographique de Czeslaw Milosz index de Poezibao Sur simple demande à [email protected], recevez chaque jour l'anthologie permanente dans
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