le
sujet fugitif
1
un rideau de scène mauve se lève sur les aérogares
décor de nefs vides où l’on couche les carlingues de côté
et que hantent des djinns en sarouels de gazoil.
Derrière New York est une palissade rouge qui étincelle.
Alors en poussée diagonale on s’arrache à l’ici-poids sans songe du tarmac
notre biologie fragile serrée dans le fuselage qui diminue à sa folle vitesse
on monte en nuées de cellules on a des formules de spirites inquiets
Muhammad et la chance sont appelés en altitude
un christ portoricain se pose sur une tablette où tremblent
un gobelet d’orange et une pomme de terre chips
mais c’est à toi Whitman que je demande la grâce de deux lignes
« Crowds of men and women attired in the
usual costumes,
how curious you are to me ! »
seize mots talismans pour comprendre ce pays de furieuse bible
où la société protectrice des armes a 100 millions d’adeptes
et où des refuzniks passent en contrebande des icônes sévères
pour gagner le paradis des chauffeurs de taxi
//
A 13 000 pieds s’allume le
carnet du bas. Page de nuit.
D’opalescentes méduses calmes dérivent dans un éclat vieux rose.
C’est le scénario de l’Amérique avec ses quadrilatères obscurs
et ses routes au cutter pour les films de poursuite
les films à revolvers et assassins précoces
les films de filatures où la caméra est un œil qui espionne
les films du « Rien ne va plus ! » et du « Les jeux sont faits ! »
— long travelling
une ambulance emporte la partition d’un encéphalogramme
où sautent les demi-soupirs les soupirs et les pauses
mais les lettres du mot fin ne s’écrivent pas
même si les poches-revolver portent vraiment leur nom, plus bas,
même si l’on fabrique des édens serviles, plus bas,
même si Wako, Texas et Huntsville, Texas
et la langue partout plongée dans des sacs de chaux vive
la bobine est une géodésique qui relie tout
je vole à l’altitude des métamorphoses
et Dieu lui-même n’est qu’un arbre au fond d’une crevasse
il est cette ombre qui se déplace dans une forêt de hêtres
et ce nuage égaré dans un parc public
que la police capture au filet dérivant.
Je le vois lui qui ne me voit pas
le monde est posé sur la rétine d’un cyclope
qui demande qu’on fasse la lumière
//
Orée d’un soleil veuf à
huit minutes-lumière
étal des tranches de ciel pendues dans des canyons livides
ma tête est un service cristal au bout d’un filin de grutier
où tangue l’utopie des continents indécouverts
je vois le livre qui rayonne dans le bleu d’un tiroir
avenir grenade sans goupille — il va se déployer
je lis le message attendu de nuit blanche dans une nasse de signaux
oxygène feu — il va se déployer
des attaques à mains ailées se préparent
dans les lignes de chant jaillies d’un soupirail
l’alphabet des tambours relie déjà les danses écarlates jamais encore
dansées
la philosophie non-née se tient dans l’ombilic d’une nymphe qui zigzague en
roller
elle dénoue ses cheveux et la foudre dégringole comme une échelle de corde
quatre adolescents la considèrent sous l’angle d’un phénomène objectif
l’un dit c’est une galaxie, un autre c’est un couteau, ils tombent d’accord :
c’est la voie volupté des aurores pubiennes, ils disparaissent
dans l’amour ils déchiffreront le dictionnaire d’un tigre
//
Une nuit j’ai vu Lester
Young monter dans un anneau de fumée
et depuis je tente des ascensions intimes dans tous les anneaux de fumée
j’ai vu Bob Kaufman glisser dans une ombre cool
et depuis les ombres cool fomentent des poèmes éruptifs
je suis le bris de vitrine de ce poème lancé à la volée des colères juvéniles
je suis la panne électrique qui plonge alors la ville dans la stupeur
et je suis l’éclat de congère du tanker qui luira seul dans la rade
comme un atome de liberté déconcertante
à la première seconde de l’ère imaginaire
où j’habite déjà depuis trente-neuf années
(amériques)
Renaud Ego, La Réalité n'a rien à voir, Editions du Castor Astral, 2006, p. 59 à 62.
Note bio-bibliographique de Renaud Ego
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