Il y a sans doute un paradoxe d’Edmond Jabès, à la fois
célèbre et au fond méconnu, ou très mal connu. Citer son nom, oui beaucoup le
peuvent, les situer, lui et son œuvre, très peu en réalité. Et ce paradoxe
tient sans doute à la singularité de sa figure, au fait que son inscription dans
la littérature s’est toujours défiée des genres, qu’elle a cherché à dépasser,
à confondre, à mêler, rendant l’homme et ses livres inclassables. Or on sait
comme l’inclassable est problématique et pas que pour les bibliothécaires !
C’est donc tout le mérite du beau livre de Didier Cahen, qui vient de paraître dans
la collection Poètes d’aujourd’hui de Seghers, que d’ouvrir une route simple et
respectueuse de cette singularité dans le massif de l’œuvre de Jabès : « Faire ressortir la singularité de Jabès qui
confère à son œuvre une place à la fois marginale et au carrefour des
préoccupations de notre modernité[1] ». Ce chemin
qu’il fraye est à la fois strictement chronologique et biographique et tout
entier dominé, déterminé par les livres. Chemin précédé d’une Ouverture dédiée
aux alliés substantiels de Jabès, ceux en tout cas qui l’ont reconnu, tôt, et
pas des moindres depuis Char lui-même en effet, mais aussi Jacques Derrida,
Emmanuel Levinas, Jacques Dupin, Jean-Luc Nancy ou plus inattendu sans doute
Paul Auster. Chemin clos par ce que D. Cahen appelle avec modestie un post-scriptum
et qui est bien plutôt une sorte de reprise magistrale, comme dans une œuvre musicale,
des principaux thèmes, des "dominantes » du monde jabésien.
Didier Cahen va donc au fil des pages dresser la figure d’Edmond
Jabès. Naissance en 1912 dans une famille juive francophone du Caire, enfance
en Égypte avec le drame jamais accepté de la mort de sa sœur. La famille habite
un quartier résidentiel en bordure du Nil mais ce que retiendra surtout, jusqu’à
la fin de ses jours le jeune Edmond, c’est la nudité, la platitude du paysage,
prélude à son attrait indéfectible et central pour le désert « lieu de l’abandon
et de la dépersonnalisation. »[2]
Dès à présent, je peux signaler un des grands attraits du livre de Didier
Cahen, l’abondance et la pertinence des citations empruntées à l’écrivain et
que l’on retrouve en partie, comme en écho, renforcées par cette double
lecture, dans la partie anthologique qui clôt l’essai, selon le schéma usuel de
la collection Poètes d’aujourd’hui.
Il n’est pas lieu ici de détailler tout ce parcours biographique, retenir
peut-être pourtant la rencontre déterminante avec Max Jacob, le mariage avec
Arlette et la découverte par les deux jeunes mariés de la réalité des camps au
lendemain de la guerre. Mais après l’arrivée au pouvoir de Nasser en 1957, la
vie devient de plus en plus difficile pour les juifs égyptiens et Edmond Jabès
quitte le Caire, définitivement en juin 1957, soit à l’âge de 45 ans. Il fait
en France la rude découverte de l’anonymat et se pose de façon centrale,
véritable pierre de touche de son œuvre la double question du juif et du livre,
ou plus exactement du double lieu des juifs, le désert et le livre.
Après avoir donné les principaux éléments biographiques, Didier Cahen refait la
route à nouveau à partir des livres, traçant des pistes nombreuses dans l’œuvre
qu’il divise en trois grandes périodes. Premiers pas et promesses puis le grand
massif des sept Livres des Questions
qui s’échelonnent de 1963 à 1973, « œuvre singulière qui associe poésie et
récit, contes et dialogues, pensées et méditations[3] ».
Occasion de citer cette remarquable définition de sa propre démarche par Edmond
Jabès
« J’écris à partir
de deux limites
Au-delà il y a le vide
En deçà, l’horreur d’Auschwitz.
Limite réelle. Limite-reflet.
Ne lisez que l’inaptitude à fonder un équilibre.
Ne lisez que la déchirante et maladroite
détermination de
survivre[4] »
Et enfin, troisième époque de l’œuvre qui s’ouvre avec Le petit livre de la subversion hors du
soupçon qui deviendra le premier jalon du Livre des Limites
Didier Cahen sait parfaitement mêler son point de vue de
lecteur, de critique, d’exégète de l’œuvre qu’il connaît intimement, lui qui
fut l’ami d’Edmond Jabès durant de longues années, avec de larges aperçus sur
chacun des livres. La lecture de l’essai est à la fois très vivante, très
informative, elle donne toutes sortes d’aperçus profonds non seulement sur l’œuvre
de Jabès, mais sur l’époque contemporaine, sur la question du livre, du sens et
elle ouvre de nombreuses portes pour entrer dans l’œuvre du poète.
Comme d’usage dans cette collection, la partie essai forme un diptyque avec la
partie anthologie et le lecteur dispose également d’une bibliographie détaillée.
Une iconographie succincte au centre du livre, mais sans doute l’essentiel, et
en particulier deux photos fascinantes en elles-mêmes et fascinantes à comparer,
celle du tout jeune homme (d’une sublime beauté), celle de l’homme âgé, visage
ouvert comme une immense question.
Didier Cahen réussit là un livre très juste, à la fois accessible au plus grand
nombre mais sans concessions, rendant parfaitement justice au caractère très
particulier de l’homme et de l’œuvre.
©florence trocmé, Poezibao, 2007
Didier Cahen
Edmond Jabès
Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2007
Isbn : 978-2-232-12262-0. 21 €