Souvent plusieurs
fois dans sa vie, chacun a imaginé une maison avec une distribution idéale des
pièces, la répartition souhaitée de ses occupants : une demeure paisible
et harmonieuse. Proprement inhabitable, la maison en lames de rasoir de Linda
Maria Baros ne ressemble en rien à cela ; elle est l’envers de ce que le
rêve convenable bâtit toujours sur le même modèle, mais elle n’a pas plus de
réalité que la fade construction où tout s’accorde. Comment est-elle
constituée ? Elle est d’abord perçue par ce qui la sépare du dehors, le
seuil et la porte. Seuil remarquable qui porte la violence attribuée couramment
à l’extérieur (là, il n’y a plus de regard) et qui marque la frontière entre deux temps incompatibles,
celui de l’enfance et celui de l’âge adulte : « Moi, j’ai quitté le pays de l’enfance, / où je pleurais cachée dans le
débarras, / sous le lavabo ». Quant à la porte, qui semble
interdire l’entrée de la maison, peut-être pourrait-elle donner accès à l’Autre
qui se refuse : « tu te
verrouilles de l’intérieur », et plus loin : « Tu te verrouilles à double tour
Le lecteur entre
dans la maison qui s’apparente par certains aspects au ventre maternel. On y
flotte « comme dans un liquide
amniotique » et y dominent l’obscurité, une nuit têtue, le silence.
Rien ne peut se dire par le je à qui
personne ne répond - mais aucune voix ne peut être entendue. Les fenêtres ne
s’ouvrent pas et les murs ne délimitent qu’un espace clos et vide dans cette
"maison" de la solitude, où
« en vain cries-tu, le visage contre
la cloison » répond à « Tu
te cognes la tête contre le givre ». D’autres images répètent le
ratage des échanges, quelle que soit leur forme - ainsi, les facteurs mangent
les lettres… - et disent la difficile tentative de vivre, exprimée par
l’allégorie des chevaux de mine : voués à ne connaître que « l’obscurité collée au front », leur
tâche accomplie la lumière extérieure est si forte pour eux qu’ils continuent à
vivre en aveugles.
Visite terminée,
sans avoir connu de répit le lecteur s’aperçoit qu’il n’a rien appris de cette
maison, n’ayant rencontré que le seuil, la porte, le plancher, la table, la
fenêtre, les murs, le dernier ensemble titré « la maison » résumant
sans doute à quoi aboutit tout mouvement vers autrui : « personne ne t’entend ». Mais s’il
est imprudent de se fier à la voix, il l’est aussi d’accorder foi à l’écrit,
aux lettres, toutes « Névrotiques. /
Comme des femmes emmurées dans un poème.
Alors ? Dans
sa préface, Patricia Castex Menier voit dans la construction de ce bâtiment
sans cesse menacé de destruction une métaphore de l’écriture : tout se
dérobe et exige d’être constamment refondé. Maison de mots qui disparaît sitôt
écrite, toujours « en équilibre sur
le poignet de [la] main / comme un palais fait en lames de rasoir » ?
Lieu en même temps, de conflits ; comme il est dit, « Une sorte de mère et une sorte de père ».
Enfin, dans ces vers libres à la syntaxe sage, on lira également une métaphore
parfois brutale de ce que peut être la relation avec autrui : obscure.
©Tristan Hordé
La Maison en lames de rasoir
Cheyne éditeur, 2006.