« Des mots qui tremblent », de froid, de peur, de fatigue, de leur sentiment
de n’être rien…. des poèmes fragiles comme édifices instables posés sur la page
à laquelle pourtant ils semblent arrimés…. des silhouettes fantomatiques,
figures disparues, femme vieillissante, Jean Rhys, Walser dans la neige de
Herisau….
L’écriture d’Eric Sautou est une écriture de la mélancolie rendant palpable l’immensité
de la solitude. Il y a là quelque chose qui évoque Antoine Émaz mais dans une
veine moins solipsiste peut-être. Car c’est l’autre que visite l’écriture du
poète, la solitude de l’autre. C’est elle, miroir de notre propre solitude,
mais l’amplifiant encore comme en un jeu de miroirs en abyme, que cherche, qu’épouse
l’écriture d’Eric Sautou, ce qui la rend à la fois extraordinairement juste et
bouleversante.
Certains poèmes sont comme des filets d’eau qui s’enlisent, s’étouffent
dans le sable. Il est ici beaucoup question de ponts et j’y vois aussi un des
motifs de la construction du recueil, avec des jeux d’échos entre des textes
éloignés. Les temps se replient les uns sur les autres, temps passé d’une mère,
temps présent d’un fils, même solitude, même errance, même façon d’ouvrir grand
les yeux sur le silence, le vide et l’absence. Le cœur de chaque poème, son
moule, quitté par la forme poème, serait l’absence. « Je deviens seul », comment dire plus justement et avec si peu
de mots le départ, ici celui d’un père pour l’Indochine.
Il y a souvent une sorte de pliure de l’expérience sur elle-même qui se
traduit dans la syntaxe elle-même repliée comme si des pans entiers étaient
cachés et qu’on ne voyait que l’arête des plis. Le temps personnel devenant
impersonnel de se plier sur et dans le temps de ceux d’avant. Et les reprises
de certains motifs, le pont, la neige, la fenêtre, le drap, la solitude devant
quelque chose qui n’est pas défini contribuent à cette sensation d’un monde
plié, pliage, pliure, repli du temps, à l’image de ce manteau que l’on referme
sur soi, pour se tenir compagnie.
Cette écriture fragile mais maîtrisée donne le sentiment paradoxal d’être
à la fois silencieuse et très présente. Une construction subtile des phrases,
avec des emboîtements, des glissements des unes dans les autres, serre au plus
près le presqu’impalpable de l’émotion, de la réminiscence, mimant
magnifiquement le fonctionnement de toute une part nécessairement mélancolique
de notre mémoire. Ce qu’elle a à dire, elle semble l’ébaucher, le déposer là à
charge pour le lecteur de sentir son battement ténu. « comment faire de
tous ces mots / sur l’eau parmi les pierres un chemin traversé / comme rien de
se passe écrire / pour que d’autres enfin il ne se passe rien ». Sans
cesse, comme dans l’image si forte évoquée par Freud, l’enfant et sa bobine, le
Fort / Da, mouvement oscillant entre
sentiment de perte, d’absence, de solitude et tentative récurrente de
réinscription, par les mots, dans l’expérience, dans le monde, désir de le
quitter, pulsion de sauver la position ténue que le poète y tient, par le seul
fait des mots, alors même qu’il en connaît la vanité essentielle « écrire
existe à peine, la neige est sur un banc » : toute cette poésie tient dans cette « à peine », c’est sa profonde
beauté.
©florence trocmé
Eric Sautou
La Tamarissière
Flammarion, 2006