André Velter : à la force des mots
Quatre-cent-vingt-neuvième volume, déjà, de la collection Poésie/Gallimard, l'Amour extrême, d'André Velter, reprend la trilogie écrite par le poète entre mai 1998 et juillet 2000, en réaction à la disparition de l'alpiniste Chantal Mauduit, emportée par une avalanche sur les pentes du Dhaulagiri, un sommet himalayen de plus de 8000 mètres qui fut longtemps considéré comme la plus haute montagne du monde.
Les esprits chagrins ou mesquins, tels ces « lauzengiers » de nos anciens troubadours pour qui l'amour pur, voire aucun sentiment désintéressé, ne sauraient prévaloir en un coeur, n'entreront évidemment pas dans un tel livre. Ils ne manqueront sûrement pas, du coup, d'ironiser sur le fait qu'il se trouve toujours une plume, dans le petit monde arriviste auquel ils réduisent notre poésie française, pour vanter le travail d'un homme en qui ils ne parviennent qu'à voir l'un des principaux responsables éditoriaux de la maison Gallimard et le producteur indéboulonnable sur France-Culture de l'émission Poésie sur Parole.
Disons le toutefois clairement. On peut ne pas toujours être convaincu par le talent du poète André Velter. On peut lui préférer des voix apparemment plus inventives, explorant des territoires plus originaux et travaillant autrement la langue. Mais il faudra reconnaître que le pari qu'André Velter fait sur la poésie, déborde singulièrement le champ de la production française actuelle, principalement celle qu'ont cherché il n'y a guère à promouvoir nos universitaires, à grand renfort de terrorisme intellectuel et de formalisme abstrait. Si la voix d'André Velter encore retentit, ce n'est pas dans l'espace fugace, ingrat et volatil d'une littérature toujours en partie vouée à la modernité militante, c'est dans celui large et profond d'une poésie à la recherche de ses origines et de ses finalités, par delà les frontières et les temps.
C'est cette recherche qui le pousse, par exemple, dans la dernière partie de l'Amour Extrême qui constitue l'élément central du triptyque formé par le recueil, à unir matériellement sa voix à celle des poètes de la fin'amor qui inventèrent en leur lieu – principalement le Languedoc des XIIème et XIIIème siècle - une rhétorique du désir et de la conciliation des contraires qui à travers le chant parvient à sublimer perte et absence. « Il est ainsi des voix dans [la] mémoire/ jamais entendues jusqu'ici/ avec l'intensité du cri/ Perçant à jour toute l'histoire// des amants de l'amour extrême/ qu'aucune mort ne sépare/ tant qu'ils échangent des poèmes… ». Frère de Jaufré Rudel, prince de Blaye et de son amor de lonh, de Bertrand de Born, amoureux et guerrier, d'Arnaud Daniel, poète admiré de Dante, qui amassait le vent et nageait contre le courant, tous maîtres dans l'art de trouver - le trobar - qui est aussi l'art d'inventer sa vie par la langue, comme en témoignent les Vidas, André Velter l'est aussi de tous ces poètes disparus confrontés un jour aux ténèbres. Et l'épreuve que constitue la mort tragique de Chantal Mauduit se révèle pour lui paradoxalement illuminante. Elle fait comprendre que loin de devenir une « tisane froide » selon le triste mot d'un des papes toujours agissant de la littéralité, la poésie vraie conserve tout son pouvoir d'évocation, sa résonance, bien après, heureusement, le silence définitif du poète. « Toi, tu es l'éclair que je porte et qui foudroie ce que je n'avais qu'entrevu. Tous ces livres que j'avais lus sans les vivre, tous ces poèmes qui avaient gardé leur double secret, leur fièvre sacrée, leur leçon de ténèbres. […] Ma tête est une boule pleine et lourde, disait Reverdy, et je ne pressentais pas cette gangue en mal d'abîme. Tu peux en confiance m'offrir de la neige, disait Paul Celan, et je caressais de la main de grandes marges blanches. »
Attention cependant à ne pas se laisser prendre au piège de l'interprétation romantique. Si confidence il y a, ici ou là, dans la suite des poèmes adressés à Chantal Mauduit par ce recueil quasiment unique aujourd'hui dans son genre, ce n'est pas de l'expression d'une douleur dont il est fondamentalement question, d'une élégie, même belle, mais bien plutôt de la recherche d'un passage, d'un « accès inconnu, affluent d'une autre réalité qui d'un coup nous passe dans le souffle et déjà nous réinvente ». Certes, du planctus, de la plainte funèbre, le poète ne peut faire totalement l'économie. Mais il ne s'y abandonne pas. Pas plus qu'il ne se résigne, comme le voudrait la sagesse commune, au travail progressif du deuil. Son chant de mort se veut chant de vitalité, merveille aussi « à contre-mort » prise « dans le sans-fin qui veut et ne veut pas finir. Dans l'harmonie qui veut et ne veut pas blesser. Dans le poème qui veut et ne veut pas crier».
En fait, c'est à la création d'un monde autre, subjuguant le réel, à la construction d'une vérité poétique, où le chant viendrait dépasser le chant, où l'absence pourrait figurer la présence que s'emploie la volonté du poète. Et ce dernier croit à la force des mots. Comme à celle tout aussi grande de l'amour. « Amour et poésie obligent… ». Aussi, n'en déplaise encore une fois aux soupçonneux, n'hésite-t-il pas à proclamer, en des temps qui pourtant sont peu faits pour l'entendre : « Je dois à la poésie/ la grâce de ton amour./ Je dois à son pouvoir/ l'offrande de ta voix,/ l'aimantation de ton pas,/ une passion fabuleuse/ et nos emportements.// Au comble de l'accablement/ et du meurtre de nous,/ jamais je ne laisserai dire/ que la magie du poème/ ne peut pas tout traduire/ ni que la poésie/ n'enchante pas la vie. »
Il n'est pas nécessaire alors de pratiquer les sagesses orientales pour apprécier ce qu'une telle poésie, fondée aussi, et fortement sur l'expérience de la douleur et de la dépossession, peut nous redonner de confiance dans le pouvoir d'affirmation du chant prenant en charge, mesure après mesure, et d'âge en âge, son poids propre de manque. C'est elle, cette confiance résolue qui permet au poète d'écrire face à la mort ce « oui définitif/ qui n'abdique jamais » et de conclure à la possibilité toujours du mythe, persuadé qu'il est que son chant, « notre chant », précise-t-il, « durera autant que la lumière ».
© Georges Guillain
André Velter
L'amour extrême
Poésie/ Gallimard