Qu’il faille : quelque chose de mystérieux émane de ce titre, émane de ce livre. En premier lieu parce qu’on a envie de substituer au a de faille le ou de fouille. Ou bien parce qu’on pense plus à la faille qu’au subjonctif de falloir ! Il y a ici comme une démarche d’archéologue, quant à la méthode du poète. Il semble s’agir de fouiller un champ, ce petit territoire balisé de la page, où gisent quelques mots que l’on doit longuement gratter à la petite cuiller et à la brosse à dent, avec précaution et surtout avec modestie, sans certitude plaquée. Ne pas inventer, ne pas reconstituer selon des catégories a priori, ne pas lier ce qui est hétérogène, tout juste recueillir des bribes, des fragments et accepter, s’ouvrir à d’immenses trous, d’immenses vides, d’immenses silences. Juste un champ de fouille, une faille, où se découvrent, à peine, quelques saillies, celles de fragments de temps, d’effilochés d’histoire(s), d’écorchures de vie(s). D’où sans doute, simple hypothèse car je me sens aussi invitée à beaucoup de précaution et de modestie dans mes intuitions, l’usage très particulier de la ponctuation, point en tête de vers, crochet utilisé à contre-sens( fermant en début de ligne), etc.
- ] .. déchiffrais-tu
seulement[1]
D’où le rapport de fouilles, autrement dit le poème, avec ses
vides, ses blancs, ses îlots. Et cette façon d’émerger de la page comme de l’absence
irrémédiable de tout ce qui a disparu à jamais.
Entrant dans l’étrange monde de ce livre (rarement j’ai eu cette sensation
quasi physique d’entrer dans un monde, dans un univers en ouvrant un livre,
puis en le reprenant, le lendemain, une sensation de l’ordre du « saisissement »),
je note : texte troué, vides effrayants, vides de notre rapport à l’autre,
de notre rapport au monde, ce presque rien comme un dessin incomplet, trace de
ce qu’a pu capter, en toute vérité, l’auteur, dessin incomplet qui est en même
temps très forte ouverture vers le lecteur, comme invite à remplir les manques,
les blancs, à animer ce petit bâtis frêle, fragmentaire, à le faire tenir
debout. Il en va de la responsabilité du lecteur qui m’a rarement semblé
impliqué à ce point dans l’acte de lire.
Tu protèges / [et l’on
pense à la flamme d’une allumette dans le vent et à la conque des mains]
tu chéris / [verbe admirable et
si peu utilisé]
et tu vas rire encore / [la note
de fraîcheur, le primesautier, l’étonnement][2]
On remarque aussi la disposition très particulière des textes
notamment dans la première moitié du livre, deux, parfois trois petites
colonnes [d’air ?], vides intermédiaires qui attirent et repoussent les parties,
jeu de l’horizontal et du vertical qui fait penser au Yi-king.
Le livre appréhende le discontinu, ne cherche pas à créer artificiellement un
continuum, il juxtapose de façon abrupte des choses qui n’ont rien à voir, rien
à faire ensemble, le trivial quotidien, des réminiscences de peintures ou d’œuvres
musicales, des lambeaux d’actualité (passe quelque part un otage libéré), et
lancinantes, les étapes d’une déconstruction amoureuse.
La démarche d’archéologue (ce qui ne veut pas dire archéologique, ici il s’agit
d’une méthode avant tout) se traduit ainsi par l’imbrication des temps, des
plus anciens, passé très enfoui jusqu’au très contemporain.
Ce que montre ce livre, de façon profondément neuve et originale, c’est le
corps que revêt l’absence. Les poèmes
projettent comme sur un rideau de scène (qui serait un voile) un monde d’images
fantomatiques, fugitives, voile sur lequel se trouvent épinglées (et notamment
par la ponctuation) en vrac des notes cognitives, mémorielles, émotionnelles. Aide-mémoire ?
Il n’est pas question ici de lecture passive (telle que celle que l’on peut
faire de certains pavés de plage !). Qu’il
faille demande une ardente implication du lecteur, au risque, brûlant, de l’erreur
(comme dans toute interprétation). Ici la lecture est non seulement une
sensation mais aussi une expérience et un engagement.
. là …un
monde clos
en dire le passage
- trouvé lors du chantier un
. embrasser ta bouche
voir le monde autrement
- après nous qui se
taira[3]
©Florence Trocmé, Poezibao
Isabelle Garron
Qu’il faille
Flammarion, 2007
isbn : 978-2-0812-0085-2, 19,90 €
Important : je rappelle qu’Isabelle Garron et Esther Tellermann feront une lecture de leurs recueils respectifs Qu’il faille et Terre exacte, à la Librairie Tschann, 125 bd Montparnasse à Paris, ce jeudi 26 avril 2007 à 19h30.