Je vous propose aujourd’hui de lire, sur le site Sitaudis, la
très prenante
note de lecture qu’Isabelle Baladine Howald vient de consacrer à un numéro
de la revue Lignes, dédié à Philippe Lacoue-Labarthe, mort
en janvier 2007.
En écho, j’ai choisi pour l’anthologie permanente de ce jour,
un texte extrait du livre Phrase
auquel Isabelle Baladine Howald fait allusion dans sa note de lecture.
Phrase II
(Clarification)
1.
Phrase :
ce qui se prononce en moi – loin, ailleurs, presque dehors – depuis très
longtemps,
depuis, je crois, que m’a été donnée la possibilité d’oublier,
je l’appelle littérature
C’est,
vide de sens, privé la plupart du temps de contenu,
à peine organisé en mots,
une phrase. Pratiquement
toujours la même, il me semble ; mais je ne peux
rien en savoir positivement.
Elle est, la phrase, différemment modulée : selon
la plainte, la jubilation, le désarroi, l’énergie, la
fatigue.
L’adoration aussi. J’en reparlerai.
Cependant
je n’ai pas le sentiment de l’avoir recueillie.
Jamais tout à fait. Je ne pense pas non plus
la produire. Il est probable que dans la langue
à laquelle je suis soumis et dans laquelle vaguement,
difficilement, je ne cesse de naître et de mourir,
aux choses, aux êtres, à ce qui serait moi,
il est probable qu’elle remonte d’une très ancienne histoire,
enfouie, impensable : vieille ébauche d’outre-mémoire,
vieux murmure indistinct ayant scandé
des générations.
Je
crois donc plutôt qu’elle, la phrase, cherche encore à se former
et que jamais, en somme, elle n’a abouti. Jamais
en tous cas je ne l’ai entendue. Au contraire
soupçonne que si parfois il m’arrive d’entendre – des
paroles,
une diction, de la musique –, c’est à cause
de cette phrase en attente, indéfiniment,
de sa chute et de sa fermeture.
A la
limite, c’est-à-dire à ces moments d’oubli terrifiant où la moindre lumière d’hiver
sur un mur, l’herbe pauvre d’un jardin, l’eau d’une rivière, est, en hiatus, le
signe pur que je vais mourir, je pourrais dire, et cela se prononcerait aussi,
en silence, se laisserait prendre dans la phrase : j’aurai été une phrase.
Ou plutôt : il y aura eu phrase, cette phrase – qui m’aura hanté, que je n’aurai
jamais prononcé.
Cette
prononciation avortée, cette hantise, je l’appelle décidément littérature.
Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase,
Christian Bourgois, 2000, p. 11
isbn, 2-267-01561-7, 14,48 €.
index de Poezibao
Revenir
à la Une de Poezibao
Sur simple demande à [email protected],
recevez chaque jour l'anthologie permanente dans votre boîte aux lettres
électronique